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(Note de lecture), Louise Glück, L'Iris sauvage, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé


Louise Glück  L’iris sauvage Notre terre est comme un jardin. Notre vie est dans ce jardin. Nous y passons, les yeux aveugles, tête close, oreilles bouchées, sans voir ni comprendre, ou entendre, ce qu’il y a autour de nous, quand il nous faudrait accueillir ce qui est, ce qui nous entoure, comme une manne, un morceau de jour, un paradis. Louise Glück y passe, elle aussi, y séjourne, comme nous tous. Mais elle y est plus attentive, plus que nous, à tout ce qui est notre vie, notre lieu terrestre, notre séjour. Et elle y marche, les yeux ouverts, pour comprendre, ou interroger ce jardin qui est, pour nous tous, le lieu où vivre.
1992. Elle publie L’Iris sauvage, avec, comme textes, en alternance, des poèmes aux noms de fleurs : Lamium (p. 33), Perce-neige (p. 35), Scilla (p. 51), ou Fleurs des champs (p.79), ou Marguerites (p. 101). Des poèmes moments du jour : Matin clair (p.37), ou Tombée du jour (p. 113). Ou des poèmes temps de l’année : Avril (p.63), Crépuscule de septembre (p. 143), qui, les uns les autres, disent ou tissent une histoire, une chronologie, le déroulement d’une journée ou d’une année (et l’une comme l’autre sont égales, ne sont juste plus courtes ou plus longues que par l’empan de temps qu’elles tracent, mais sont pareilles dans leur zénith, leurs saisons, leurs heures passées). Et des poèmes comme des prières que l’on scande dans la journée : Matines, tout d’abord, 7 fois (p. 27, 29, 47, 49, 73, 75, 85) ; puis Vêpres, une dizaine de fois (p. 95, 97, 99, 107, 109, 111, 127, 129, 133, 135). Tout, ici, dit l’architecture d’un livre où des voix s’entremêlent, se répondent, ou se confondent. Et s’interpellent.
Pour les fleurs, elles voient le soleil s’élever, les hommes ignorer, sous la douce chaleur du jour, ce qui se déroule ici même. Ils ne savent pas que, si les fleurs n’ont de voix qu’à travers leurs corps, ne peuvent se mouvoir, mais voient (et entendent, et reprochent aux hommes leur arrogance, leurs certitudes), elles furent là, d’abord, les premières. Elles furent – coquelicots, marguerites – frères et sœurs des êtres humains. Et donc ont, dit Glück, quelque chose à apprendre, à nous réapprendre. Les fleurs doivent nous donner leçon, nous qui sommes si suffisants de ce que nous sommes, de qui nous sommes. Ainsi l’homme, selon Louise Glück, doit-il décentrer son regard, le décaler, pour comprendre ce jardin fragile où il vit depuis si longtemps, sans l’apprécier.
Qu’est-ce donc qui se dit dans un pré ? Mais qui parle au milieu des arbres ? Et quels sont ces voix, ces regards, qu’échangent les plantes entre elles, et que jamais nous n’écoutons ? Aussi bien, pouvons-nous encore adresser des plaintes à Dieu, Père absent, Père inatteignable. Chaque soir et chaque matin, pour Vêpres, pour Matines, il nous faut prier Dieu de nous regarder, nous écouter. Et jamais il ne nous répond. Es-tu là, répète-t-on toujours ? Qui est ce « tu » à qui l’on parle ? A qui donc parle-t-on enfin ? Quel signe de Dieu attendons-nous ? Ou quêtons-nous ? Qu’est-ce qui ferait réagir Dieu, cesser d’être absent ou muet, immobile comme un arbre mort, ou inexistant, bien, peut-être ?
On voit bien, constate Louise Glück, que Dieu aime les bêtes des champs, aime le champ bien plus que nous-mêmes (p. 99). Et, ce faisant, il est partout. Mais cela explique-t-il, alors, l’étrange silence du matin, ou le chant des oiseaux, les fleurs, ce jardin où nous nous tenons ? Dieu, dans toute chose. Et Dieu, pourtant, si négligent, qui nous a abandonnés. Par ces vœux sans cesse répétés, ces prières sans cesse adressées à ce qui jamais ne répond, Louise Glück remet en question toute notre humaine condition. Le soleil, à notre intention, fut-il jamais destiné ? Et ce jardin, toujours, ici, où nous vivons, où nous mourrons, seul espace pour nous accordé, a-t-il été fait pour les fleurs, et les plantes, tandis que nous, nous ne sommes ici que migrants, passagers, hôtes temporaires ?
Mais Dieu parle. Et ce sont, ainsi, ces poèmes moments du jour, ou ces poèmes temps de l’année, où s’entend cette voix étrange, qui essaie, du moins, de parler, de nous parler, mais est triste de ne pas répondre. Dieu entend, mais ne peut répondre. Et, pourtant, il aimerait dire aux hommes qu’il les a aimés au début, mais qu’il a été, ensuite, déçu, découragé. Il attendait mieux, écrit Glück, de créatures douées d’esprit (p. 63). Mais les hommes estiment valoir plus que leur vie, plus que la vie, et ils sont bien trop suffisants pour pouvoir entendre quelque chose. Ils ne ressemblent pas assez à Dieu pour le satisfaire. C’est pourquoi ils ne parviennent pas à le comprendre, puisque – écrit Glück – ils ne peuvent se comprendre eux-mêmes (p. 113). Dieu pense ainsi que l’homme n’a plus eu, un jour, besoin de lui, et il l’a donc abandonné, de ce fait, le laissant là. Et, pourtant, il nous suffirait d’apprendre juste à ouvrir les yeux, estime Glück, pour voir, pour comprendre, car il est partout. Ou ouvrir notre cœur – comme le coquelicot (p. 81) – pour l’entendre nous chuchoter qu’il est là, ici, dans les fleurs, ou dans l’aube, le soir qui se couche, ou les arbres qui parlent au vent. Dieu est là. L’homme ne le voit pas, trop satisfait qu’il est de vivre, de lui-même, trop certain toujours.
Ainsi cet ouvrage est-il bien plus qu’un livre sur un jardin, même si, parfois, des allusions passent à peine d’une vie avec John et Noah, dans un vrai jardin, celui de Louise Glück, à Cambridge, Massachusetts (p.77, ou p. 87). C’est un livre métaphysique qui rejoint, plus que Dickinson peut-être, ou bien John Berryman (souvent donnés comme influences de la poésie de Louise Glück), la grande poésie anglaise métaphysique du 17ème, de John Donne, ou d’Andrew Marvell. Louise Glück y dit l’être, et le temps, et le jour qui passe, et le monde qui nous entoure, là où nous sommes, et la place de l’homme dans ce monde. Elle y fait entendre d’autres voix que celle, toujours, de l’être humain, et ainsi nous invite à voir, à penser, avec d’autres yeux, une autre langue. Une plante y rêve d’être un oiseau (p. 25). Un mort parle, après la mort (id.). Et tout est bruissant de langage. Ecoutons. Il suffit d’entendre, et d’apprendre à regarder.
La leçon est, là, sous nos yeux.
Christian Travaux
Louise Glück : L’Iris sauvage, édition bilingue, poèmes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et préfacé par Marie Olivier, coll. « Du Monde entier », Gallimard, 160 pages, 17€
Extrait (p.51) :

SCILLA
Pas je, espèce d’idiot, pas moi, mais nous, nous – vagues
de ciel bleu comme
une critique du paradis : pourquoi
chéris-tu ta voix
alors qu’être un
équivaut à n’être presque rien ? 
Pourquoi regardes-tu en l’air ? Pour entendre
un écho, la voix
de Dieu, peut-être ?  Pour nous, vous êtes tous identiques,
solitaires, paradant au-dessus de nous, projetant
vos vies futiles : vous allez
où on vous envoie, comme toute chose,
où le vent vous sème,
l’un ou l’autre d’entre vous, toujours là,
à baisser les yeux pour avoir une vague image
de l’eau, et entendre quoi ? Des vagues,
et au-dessus des vagues, le chant des oiseaux.


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