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(Anthologie permanente) Andrea Zanzotto, Venise, peut-être

Par Florence Trocmé


Zanzotto_venise_jacq_sLes éditions Nous publient Venise, peut-être, une collection de textes d’Andrea Zanzotto, traduction de l’italien et introduction de Jacques Demarcq et Martin Rueff, postface de Niva Lorenzini.
Incipit du premier texte, Venise, peut-être
« Seule, peut-être, une longue pratique de déplacements, d'éradications, de suppressions des perspectives et des habitudes avérées pourrait nous conduire dans la proximité de ces lieux. Peut-être, pour en comprendre quelque chose, faudrait-il y arriver comme en d'autres temps par des moyens d'autres temps : par les marais, les canaux, les herbes, glissant sur une barque forcément furtive, après être passé par la découverte d'un espace où toutes les distinctions se trouvent mises en doute et cohabitent dans un sidérant chaos où elles ne cessent de se refléter et de se nier les unes les autres. Il faudrait, pour y comprendre quelque chose, parvenir à voir les coupoles les maisons et les cabanes émerger du rien après s'être enfoncé les jambes dans des sables mouvants trempés de ciel, dans des mottes de végétation qui vous agrippent, ou après des courses folles jusqu'à la chute en avant dans l'infini, un peu comme ce qui est arrivé au Carlino d'Ippolito Nievo*. Ce n'est qu'avec l'esprit de Carlino, marchant, nageant ou pataugeant à demi submergé depuis Portogruaro, qu'on serait suffisamment préparé pour effleurer, toucher cette impensée germination de réalités stupéfiantes, qui jaillissent mordues par l'irréalité.
Se détachent quelquefois du rivage marin des bandes de terre aux herbes folles qui se transforment en îles flottantes. Il est arrivé que quelqu'un se trouve porté au large après s'être endormi sur une rive qui semblait stable et qu'il se mette à dériver alors qu'il s'était allongé parmi les roseaux et les herbes. Sur un radeau de ce genre, plus mythique et exotique que celui d’Ulysse, on pourrait avoir la chance de se rapprocher de la ville. Car toute pensée qui se rapporte à elle se situe de fait dans un ailleurs : comme si elle devait obéir dans un premier temps à un élan nécessaire. Après quoi un ancrage provisoire dans le présent sera possible. Ce ne sera toutefois qu’un ancrage douteux, quoique insidieusement vrai, d’une vérité aromatisée, nourrie par les hallucinogènes qui criblent notre intimité psychique de mille divergences, enracinée pourtant par mille gestes terrestres et aquatiques dans une âpre et infatigable quotidienneté vouée à la lutte, à un jeu où la survie ne peut être obtenue qu’au coup par coup, en éraflant la réalité avec l’imagination la plus féroce et la plus éblouie. »
Andrea Zanzotto Venise, peut être, traduction de l’italien et introduction de Jacques Demarcq et Martin Rueff, postface de Niva Lorenzini, éditions Nous, 2021, 16€
* Auteur des Confessions d'un octogénaire, 1867, dont le héros, Carlo Altoviti, se rend jeune à Venise et vit les transformations de la Vénétie au XIXe siècle.


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