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(Note de lecture), Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune poétesse, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


On ne naît pas poète, on le devient

Qu’une chose soit difficile doit nous être
une raison de plus pour l’entreprendre. 
Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses

Rainer Marie Rilke  Lettres à une jeune poétesse
Après les célébrissimes Lettres à un jeune poète, écrites par Rilke en réponse à celles de Franz Xaver Kappus, parues dans de nombreuses et différentes éditions, les Lettres à une jeune poétesse, inédites en français, viennent de paraître chez Bouquins, traduits et présentés par Jeanne Wagner et Alexandre Pateau.
Il y a les points communs : deux jeunes gens s’essaient à la poésie et envoient d’eux-mêmes, à une quinzaine d’années d’écart, quelques vers au poète déjà célèbre. Ils ne deviendront poètes ni l’un ni l’autre mais les deux s’accordent à dire combien leurs échanges avec Rilke furent décisifs pour leurs vies. Aucun des deux ne se donnent assez d’importance pour penser que ses lettres méritent de figurer avec celles de Rilke. Une édition française récente, au Seuil, vient seulement de le faire pour Kappus, le jeune poète, qui conclut magnifiquement son introduction : «  Mais là où un grand parle, un unique, les petits doivent se taire. », et celles d’Anita Forrer, la jeune poétesse, figurent heureusement dans l’édition de cette correspondance chez Bouquins.
Dans les deux cas, Rilke se montre un correspondant attentif, très pédagogue, très mûr, il n’avait pourtant que 27 ans lors de l’échange avec Kappus. Il est patient et plein de tact, tout en donnant des conseils auxquels il les enjoint de ne pas renoncer. Ils ne sont pas tout à fait les mêmes dans les deux cas, les lettres à Kappus parlant essentiellement de la tâche du poète, celle à Anita Forrer de son émancipation vis-à-vis de son éducation, mais pour lui « l’art aussi n’est qu’une manière de vivre » (Lettres à un jeune poète 26/12/08). Ce n’est en aucun cas parce que l’un est un homme et l’autre une femme, c’est en fonction de la demande de ses correspondants. Rilke est impressionnant d’ouverture d’esprit à cette époque (Forrer s’avèrera homosexuelle). Il n’y a jamais l’ombre d’un jugement moral dans ses lettres : « il n’est rien, entendez-vous, rien, qui ne puisse m’être dit » (à Forrer, 11/1/1920).
A Kappus : « personne ne peut vous conseiller ou vous aider, personne. Il n’est qu’un seul moyen, qui est de rentrer en vous-même. (…) Creusez en vous-même jusqu’à trouver la réponse la plus profonde.  (…) Construisez votre vie en fonction de cette nécessité. » (17/2/1903). Il lui écrit aussi dans la même lettre: « mais peut-être… devrez-vous aussi renoncer à être un poète » et « même dans ce cas, ce retour en vous-même, que je vous demande d’accomplir, n’aura pas été vain ». C’est-à-dire que là aussi, si la réponse n’est pas du côté de la poésie, elle sera du côté de la vie, qu’il faut toujours gagner par le centre recherché, l’exploration de la vie intérieure durement menée dans une solitude aride mais chérie. Dix lettres à Kappus, 60 à Forrer de 1920 à 1926, un peu moins si l’on considère que Rilke n’écrivit pas les trois dernières années. Ils se rencontrèrent en 1923 et en 1926 et ce furent d’ailleurs des rencontres ratées.

« Nulle tendresse d’amour n’a le droit de prendre le pouvoir sur l’amour lui-même. » :
ceci montre un autre versant commun aux deux correspondances. Il s’agit de la question amoureuse, essentielle à cet âge, dont lui parlent beaucoup ses jeunes correspondants. La fameuse « géométrie du cœur », clé de l’équilibre. Là aussi position à la fois très ouverte et très directe, on peut aimer qui l’on veut, homme ou femme, mais exigeante : ne pas se répandre en amours multiples, chercher ici aussi un centre, tenir une certaine distance pour ne pas se fondre l’un dans l’autre : «  Chacun se perd à cause de l’autre et perd l’autre avec lui (…) comment eux, qui se sont jetés l’un dans l’autre et ne peuvent plus se délimiter et se distinguer l’un de l’autre, qui, par conséquent ne possèdent plus rien en propre, sauraient-ils trouver une issue hors d’eux-mêmes, qui émanerait des profondeurs d’une solitude désormais submergée »
« Il n’existe pour le difficile amour aucune clarté, aucune solution, pas le moindre indicateur, ni le moindre itinéraire. »
La fusion est une illusion, une perte du soi, une perte de liberté et une perte de solitude, élément indispensable pour Rilke. La sexualité doit viser à une expérience profonde, quasi cosmique et non pas à une consommation effrénée : « … presque tous font un mauvais usage de cette expérience, qu’ils la dilapident et en font une excitation qu’ils placent partout où leur vie est lasse et qu’ils la considèrent comme un divertissement, au lieu d’en faire un lieu de recueillement pour les heures les plus hautes ». Justement, c’est loin de tout narcissisme : sans possession et sans objet, peu sensuel, sans doute, comme par crainte d’une littérale dissolution, désir plutôt que possession.
Rilke fera la comparaison dans une Lettre à Lou : « un jour à Naples, devant quelque antique sarcophage, avait tressailli en moi comme la pensée qu’il me fallait éviter de toucher mes semblables avec des gestes plus accusés que ne le montraient, là-bas, ces figures… » (cité par Philippe Jaccottet) . On pourrait aller jusqu’à dire qu’entre deux êtres, l’idéal est qu’il ne se passe presque rien…
Clairement contre le mariage, comme à Forrer qui annonce le sien : « la « vraie lutte » ne fait que commencer… » (!), Rilke prône et pratique « comme une construction auxiliaire dans la géométrie du cœur qui a besoin d’un pont extérieur afin de maîtriser autant que faire se peut, les distances et les supports qui régissent l’espace insondable du sentiment. »
La lutte essentielle dans la vie de Rilke, c’est ça, lutter contre le sentiment. Le sentiment ne permet pas non plus l’épanouissement de l’art. N’aimant pas sa mère, avouant n’avoir jamais été vraiment « bouleversé » par quelqu’un, Rilke recule totalement devant le sentiment, il le ressent comme un danger d’anéantissement de lui-même. Ses amours se sont toutes heurtées à l’épreuve du réel, notamment avec « Benvenuta » où le malentendu ira à son comble. Et Rilke n’a pas eu la chance de rencontrer sa Dora Diamant, contrairement à Kafka.
Une autre question centrale et la plus importante, qui est la raison de vivre du poète : l’art. Autrement dit, la poésie. Mais les exemples de Rodin ou Cézanne seront déterminants par leur forme toujours reprise, leur force, leur obstination, c’est déjà ce qu’il nommera plus tard das Ding, la chose, c’est-à-dire l’objet, l’objet de l’art, le faire. Il n’y a pas d’art sans morale, cette morale n’est pas une morale d’époque et surtout pas sociale. C’est une éthique profonde. D’où que Rilke soit souvent très dur avec la critique. Le critique ne sait pas de quoi il parle, il n’est pas artiste. Plus profondément encore, c’est l’œuvre autant que l’artiste, qui doit être une morale en elle-même.
Dans le domaine de l’art, il n’y a aucune solution générale pour trouver sa voie. Il faut entrer en soi, avoir sa vie intérieure et pour cela il faut être seul. Une des grandes vertus de Rilke est le courage. Contrairement à ce que ses errances géographiques et affectives peuvent laisser penser pour certains interprètes, il n’a pas fait preuve de faiblesse mais de beaucoup de courage et de force. Il s’est connu lui-même, sa lucidité est sans faille.
Ses deux correspondants choisiront une vie plus classique, au moins pour Franz Xavier Kappus. Pour Anita Forrer, ce sera plus long, plus erratique mais à sa façon, courageuse et profondément libre. Elle vivra avec Anne-Marie Schwarzenbach et semble avoir fait de la Résistance en tant qu’espionne.
Forrer lit les Cahiers de Malte Laurids Brigge, ce qui effraie un peu Rilke, qui écrit à son amie Nanny Wunderly-Vockart le 9 puis le 16 janvier 1920  : «  - pourra-t-elle le supporter ? Et si elle le peut, le doit-elle vraiment ? Je m’effraie toujours quand quelqu’un reçoit ce cadeau… … je crains toujours (et sans doute pas à tort) que les jeunes gens ne sachent pas lire ce livre apprenant ainsi, contre son courant … » et en mars 1920 … Qu’il est naïf, cet élan vers le bord du gouffre… ». Il faut éviter l’effet Werther… il reparlera de cette lecture de Malte par de trop jeunes gens dans les Lettres à Merline en 1920.
A cette même amie, Nanny, il confie parfois être effaré par le bouillonnement intérieur d’Anita, qui a des joies, des peines et des questions encore enfantines. Dans une lettre de Forrer, qui déclenche la réponse absolument magnifique de clarté et absolument centrale sur Dieu, l’Église, la foi, on ne relève en effet pas moins d’une vingtaine de questions qui au fond ne se résume qu’à une seule : comment vivre, question éminemment rilkéenne. Cette réponse de Rilke, du 22 au 24 mars 1920 est lumineuse à tous points de vue. Contre la théosophie, lointain avec l’Église, et bien qu’il ne la possède pas, proche de la foi qui sous-tend l’autre grand question de Rilke : la mort. Il ne la résout pas par la question religieuse.
La mort n’est pas séparable de la vie.
Rilke la voit par les figures des saints, des enfants décédés nombreux à cette époque, des jeunes filles mortes ou abandonnées. Il y a toujours chez Rilke, dans tous les domaines une ombre, peut-être la sienne qui le sépare, quelque chose qu’il appelle « le fantomal » (Lettre à Lou, en 1914, citée par Jaccottet, Rilke, Seuil 1976), comme le commun entre vivants et morts, cet entre-deux, ces limbes.
D’où le Requiem - et non Tombeau, on célèbre, on transcende, on n’enferme pas, on ne « descend pas » avec le corps - de Rilke. Souvenons-nous aussi du premier vers du dernier poème, sans titre, inachevé, de Rilke quinze jours avant sa mort en 1926:
« Approche, dernière chose que je reconnaisse » (trad Ph. Jaccottet), qu’on peut rapprocher du Requiem écrit en 1908 : « Approche, viens dans la lumière des bougies. Je ne crains pas/ de contempler les morts. »
La poésie, comme on peut le voir ici, se confond presque avec la prière. Rilke profondément anti-religieux est profondément spirituel. En réalité Rilke est surtout à la recherche de la sainteté, en témoignent aussi ses trois expériences quasi mystiques d’accord total avec le monde et lui-même, à Capri, à Duino et Tolède. Ce moi de plus en plus flottant de Rilke se trouve ici face à l’expérience de « l’espace total, transparent, qu’il appellera bientôt « l’Ouvert, un espace aussi intact que l’intérieur d’un rose, un espace angélique » (cité par Philippe Jaccottet). Rilke le nomme Weltinnenraum, « espace intérieur du monde ». Certes, de la mort il ne parle pas à ses jeunes correspondants mais l’expérience qui le mène durant toute sa vie lui permet d’orienter tout de suite ses jeunes amis vers la tâche qui les attend - ou non. Car il les prévient aussi que peut-être ils ne sont pas du tout faits pour la poésie, ce qui sera en effet confirmé. Il n’y a pas de théorie poétique de Rilke, il n’y a pas de concept, il y a pourtant cette conduite à tenir qu’il leur propose qui fera de ses lettres un véritable manifeste, l’égal, dans toute leur différence, de la Lettre de Lord Chandos d’Hofmannsthal. Celui-ci renonce à la poésie, en propose l’interruption. C’est la crise du langage. Rilke ne renonce à rien, et maintient le fil du vers, même s’il perd sa forme classique.
Comme il l’avoue simplement à Forrer : « je ne peux répondre à aucune de vos questions si simplement, aucune. » (29/11/1920)
Fin lecteur et fin psychologue, Rilke ne donne pas d’avis tranché sur les poèmes de ses deux jeunes amis, il conseille à Kappus de travailler, d’aller au simple, à la nature et à Forrer : « Cédez toujours avec zèle à la pulsion de mettre quelque chose sur le papier, mais faîtes-le en prose. »
Ni l’un ni l’autre ne deviendront écrivains. Rilke le sait déjà.
Remarquable aussi chez Rilke, sa modestie : il ne croit pas pouvoir aider vraiment ses correspondants, il fait plutôt confiance au temps, à la maturation des choses. Il confie parfois être lui-même en proie à de grandes difficultés. Et puis Rilke se cherche lui aussi dans ses propres réponses, il n’a que quelques années de plus que Kappus. Ce sera bien différent avec Anita Forrer, il aura dépassé la quarantaine, il lui restera peu d’années à vivre, il lui arrivera de la bousculer un peu. Dans les deux cas il montre une profonde empathie, une sorte de tendresse même, sans jamais se départir de ce qui est si profondément ancré en lui : la distance, mais jamais froide. Elle est vitale, elle est l’espace même de son souffle, de sa relation à autrui. Elle n’empêche pas une profonde compréhension de l’autre. Mais ses correspondants eux aussi sont modestes et attachants. Les remarques parfois affolées de Forrer - « je ne sais absolument pas comment je suis » (27/05/1921) ou « c’est comme si toute ma famille était à bout de nerfs, prête à imploser » - montrent sa lutte contre sa famille que Rilke, lui, trouve très raffinée. C’est un point d’achoppement dans la correspondance, un désaccord. Ici s’arrête peut-être la compréhension que peut avoir Rilke de la névrose familiale, lui pourtant très attentif à l’inconscient.
Mais Forrer montre une grande finesse quand vers la fin elle lui demande : « j’aimerais bien savoir si vous, Rainer, réussissez à être dans la vie exactement comme vous êtes dans vos lettres (15/05/1921) ou « Mais dites-moi, avez-vous jamais trouvé une femme qui comprenait vos émois les plus intimes » (15/04/1921).
A ces questions il ne répond pas.
Rilke est sans doute encore un romantique - et sentimental à ses débuts -, et déjà un moderne par le siècle qui vient, comme d’autres de cette génération extraordinaire des Hofmannsthal, Trakl, Mallarmé, Musil, Kraus, Schnitzler, Kafka, pragois comme lui, sans parler de la peinture et de la musique, ou de la philosophie avec Nietzsche et Wittgenstein. La base c’est Hölderlin et Novalis ou Büchner, du siècle précédent. Proust arrive que Rilke reconnaîtra tout de suite, et Freud par Lou Andreas Salomé les mouvements de fond de l‘inconscient, sans oublier Nietzsche avec lequel il partage notamment la critique de la morale chrétienne.
De par ses origines culturelles et de par son effort pour laisser venir, entre aridité et inspiration, les poèmes sidérants des Elégies de Duino, Rilke tient ce fil d’or qui lie la fin du XIXème s. au premier quart du XXème s.. L’étirement de ce fil, c’est lisible maintenant, va toutefois jusqu’au dernier Jaccottet. Rilke sait qui il est, élu peut-être, ayant choisi de l’être en tout cas, il ne se bat pas contre lui-même mais pour lui-même, c’est sa grande force. Il s’accueille avec la plus grande exigence, portant son angoisse extrême jusqu’à l’œuvre. Cette angoisse elle aussi est éminemment moderne, comme sa poésie de plus en plus énigmatique, les années avant sa mort.
Il m’a semblé comprendre que des éléments avaient été écartés de la correspondance avec Anita Forrer, sans qu’une raison en soit donnée, elle ne serait donc pas complète. Toutefois ces ensembles des deux correspondances dévoilent deux jeunes âmes qui, à défaut de devenir poètes auront, grâce à leur aîné, une vraie éthique de vie. A leur manière ils se sont montrés à la hauteur, et par leur fraîcheur ont beaucoup apporté à leur maître de pensée. Les deux correspondances réaffirment si besoin à quel point Rilke, si solitaire avec lui-même, était un ami merveilleux.
Celui qui était poète, d’une présence un peu irréelle, semble-t-il, jusque dans sa façon de se laver les mains, comme le rapporte un témoin, n’en aura pas moins été d’une force inouïe.
Devenir soi selon Freud, devenir ce que l’on est selon Nietzsche, et devenir poète selon Rilke,  ce leitmotiv que l’on retrouve dans Vie de poète ou Notes sur la mélodie des choses, voilà à quoi tend toute une vie. Une tache exemplaire.
Isabelle Baladine Howald

Lettres à une jeune poétesse, Bouquins, 19€, 243 p
Lettres à un jeune poète, Seuil, 17,90€,  144 p, ou diverses éditions de poche et la Pléiade (œuvres en prose, 1993, édition utilisée ici).
Rilke, Philippe Jaccottet, Seuil, 1976
Requiem, Fata Morgana, trad. J.-Y Masson, 1996
Voir aussi les excellents dossiers de Jean-Michel Maulpoix et Dorian Astor en Foliothèque et Folio Plus.


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