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Ayobami Adebayo : Reste avec moi

Par Gangoueus @lareus

Je lis peu de romans depuis plus d’un an. Je crois qu’inconsciemment, je suis réfractaire aux efforts de style, à la stratégie de mascarade propre à un projet d’écriture s’il ne porte pas un sujet réel, actuel, complexe.

Ayobami Adebayo : Reste avec moi
Avec le roman de la Nigériane Ayobami Adebayo, Reste avec moi, j’ai eu droit à un texte correspondant à mes attentes. Avec une construction complexe autour des thèmes de l’infertilité masculine et des effets de la drépanocytose. Au départ de cette histoire, un homme et une femme. Akinyule et Yejide. On est dans un contexte yoruba, du côté de Lagos. C’est un détail, mais en dehors de Wole Soyinka, je n’avais jamais abordé une histoire contée de ce côté du Nigeria. Il faut dire que les auteurs igbo occupent beaucoup d’espace par la qualité de leurs oeuvres littéraires. On est dans les années 80 pour une grande partie de cette fiction qui s’étend toutefois sur plus de deux bonnes décennies. Akin et Yejide se sont rencontrés dans le contexte de leurs études. Ils appartiennent tous deux à la classe moyenne Nigériane, même si les histoires de famille sont différentes. Issue d’une structure polygame, Yejide de mère peule, n’a pas de lignée. Elle se construit en marge, dans la solitude, dans le rejet des autres femmes de son père. Akin vient d’une famille monogame

De l’absence de procréation

Quand commence le roman, une femme s’en va. Nous sommes en 2008 au centre du Nigeria, à Jos. Elle se remémore sa vie, des choix, une existence en suspens. Tout le roman est une reconstitution du cheminement de Yejide. Elle n’arrive pas à enfanter. La famille d’Akin lui impose une seconde femme, Funmi. La première partie du roman met en scène ce match entre Funmi et Yejide, femme d’affaire. La quête de l‘enfant prend alors une tournure obsessionnelle. Yejide développe une grossesse nerveuse. Elle sombre progressivement dans la folie sous le regard d’Akin. Reste avec moi est un roman à plusieurs voix. Principalement celles d’Akin et Yejide à la fois sous la forme du cheminement de la pensée intérieure des protagonistes mais également dans l’interaction avec le milieu familial, Funmi, le contexte social.

Dons de sperme, lévirat et drépanocytose

Comme indiqué plutôt dans cet article, le roman aborde deux sujets délicats en Afrique subsaharienne : l’infertilité masculine et la drépanocytose. Et en toile de fond, la complexité de la communication dans le couple complète. La démarche de Ayobami Adébayo est très intéressante. Le lecteur ne voit pas venir les différentes variantes du sujet. La construction est un peu floue. Mais c’est un brouillard patiemment organisé. Comment Yejide devient-elle deux fois enceinte ? Quelles ont été les actions entreprises par Akin face à la détresse initiale de sa femme ? Pourquoi ses enfants décèdent-ils dans leurs premières années ? Quel rôle joue Dotun, son beau frère ? Adebayo crée un rythme, de la tension dans cette relation. Il y a du sang, des crises, de terribles revanches. Elle questionne les effets de la drépanocytose et les différentes interprétations et le fatalisme qui entoure cette maladie génétique.

Mon angle de lecture

Je suis complètement estomaqué par la maturité du propos de la jeune écrivaine Nigériane sur un tel sujet. Tous les thèmes qu’elle entrecroise, entremêle dans ce roman, sont traités avec finesse, avec talent. La traduction en français est limpide, agréable. On avale l’histoire comme un ndolé. Qui connaît le plat camerounais, sait que sa préparation nécessite une grande délicatesse. Ayobami Adebayo traite avec beaucoup d’équilibre, toutes les voix du roman sans parti pris. Elle rend accessible au lecteur la violence subie par le couple, la pression sociale nigériane autour de l'attente de l'enfantement. Individuellement, chaque protagoniste fait face à sa manière à ce qui s’apparente à une impasse. Ce que pose comme question ce roman, c’est tout d'abord la mascarade pour faire illusion, pour exister, pour donner l’apparence de normalité dans une société qui ne saurait envisager l’infertilité masculine. La folie ensuite. Et enfin, la destruction de la confiance dans l’enceinte du couple. Ce dernier, parmi les crimes que le lecteur découvrira progressivement dans ce chef d'œuvre, sera le plus grand. Il est aussi question de rédemption et d'amour. Cette histoire n'est pas simple. Elle est une volonté de rencontre et de construction là où notre époque ne procède qu'à l'affirmation d'un moi qu'on ne saurait contraindre. Il n'y a pas vraiment de bons ni de mauvais. Juste un homme et une femme qui se cherchent.
J’ai naturellement aimé ce roman. Intelligent, subtil, bien écrit, audacieux, neutre. On ne peut que saluer le choix du jury du Prix les Afriques pour l’édition 2020.
PS : le titre Reste avec moi est un clin d'oeil à Rotimi, l'enfant qui survivra. C'est un autre axe du roman sur le deuil, sur l'amour de soi et la maternité que je n'ai volontairement pas abordé.

Ayobami Adebayo, Reste avec moi

Editions Charleston 2019 (Europe),  Editions Flore Zoa 2021 (Afrique francophone)Prix littéraire Les Afriques 2020.

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