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(Note de lecture), Walter Benjamin, Sonnets/Sonnette, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Walter Benjamin : « si j’étais toi »

Walter Benjamin  sonnets
Écrits après la mort de son proche ami Christoph Friedrich, dit Fritz, Heinle, qui se suicide avec sa compagne Rika Seligson en août 1914 en raison de la guerre imminente, soixante-treize Sonnets de Walter Benjamin, viennent de paraître chez Walden n, dans une présentation superbement sobre, et en édition bilingue, comme il se doit. Ces Sonnets sont totalement inconnus en France. Comme l’explique dans la postface le traducteur des Sonnets, Michel Métayer, Benjamin écrivit ces sonnets entre 1914 et sans doute jusqu’en 1925. Ils se perdirent dans la longue nuit des livres et manuscrits de Benjamin, confiés à Bataille à la Bibliothèque Nationale avant sa pauvre fuite vers l’Espagne, finalement oubliés jusqu’à leur redécouverte tardive et aujourd’hui enfin, plus de cent ans après, édités en France.
Pourquoi, outre leur destin caché dû aux errances de Benjamin, n’ont-ils pas davantage été revendiqués par Benjamin lui-même ? Certes c’était une œuvre très personnelle, d’ami à ami vers d’autre amis (Scholem et Adorno). C’était aussi une œuvre très atypique pour ce penseur déjà lui-même atypique, ni vraiment philosophe ni vraiment poète et qui pourtant nous a laissé des pages d’une poésie infinie et d’une pensée parfois souvent paradoxale. D’où peut-être la volonté de ne pas brouiller davantage une image déjà complexe.
Il est des textes qui rendent célèbre un inconnu, ici Heinle, l’ami de Benjamin, poète, dont sinon nous ne saurions pas grand-chose. La rédaction de textes ou de poèmes pour un ami mort est une manière non seulement de dire le deuil, mais de le surmonter par ce « tombeau » ou « requiem », tombeau dans lequel ici, tel Orphée, le poète descend. Faire remonter le mort est l’espoir fou que l’écriture élégiaque porte. Le mort ne remonte bien sûr jamais. Mais il reste le poème. Benjamin, immense penseur, possédait cette chose rare : une pensée poétique, une écriture poétique.
Le texte précédant les Sonnets, signé par Antonia Birnbaum, philosophe, s’intitule « Traduire, dit-elle », pour exprimer à la fois la difficulté de traduire mais aussi de le faire en suivant les injonctions de Benjamin lui-même dans la Tâche du traducteur, fascinant et difficile petit texte de quelques pages sur la « traductibilité » d’une œuvre ou sa non « traductibilité ». Un petit bijou, « retors, abrupt » dit Antonia Birnbaum avec raison, irréductible à toute synthèse, dont elle recense avec clarté les nombreuses difficultés et leur possible compréhension par une remontée très haut dans la langue.
Benjamin écrit de la poésie pour un ami lui-même poète qui aux portes de la guerre se suicide.
Si à notre connaissance ce sont ses seules poésies personnelles, il fut le grand traducteur que l’on sait, notamment de Baudelaire qu’il étude de très près (Baudelaire, gros manuscrit inachevé paru depuis à La Fabrique) comme il l’a fait pour Kafka ou Proust et dans une moindre mesure pour bien d’autres, dont Hölderlin. Il fait en effet figurer en entrée à ses 73 sonnets un poème de celui-ci :
« Mais si meurt alors/celui à qui le plus/s’attachait la beauté, si bien qu’en sa figure/était merveille… ».
Outre les sonnets eux-mêmes, il est intéressant d’opérer une réflexion, comme le fait Michel Métayer dans la postface, sur ce que signifient ces dix ans de poésie au cœur de l’œuvre de Benjamin. Bien sûr on sent Baudelaire derrière tout cela. Bien sûr Benjamin lui aussi est pris dans cette époque où la question de la poésie est en plein renouvellement (de Mallarmé à Hofmannsthal et Rilke, pour n’en citer que trois représentants majeurs), où la figure d’Orphée fait encore office de passant des deux mondes chez Rilke mais, plus classique chez Benjamin, de celui qui tente de remonter le bien-aimé du royaume des morts. L’analyse de Métayer est fine, qui concerne toutes les multiples correspondances avec d’autres œuvres (George par exemple, le « père » de beaucoup, dont les disciples ou « dissipés » finiront presque plus célèbres que lui…), sur la figure du « héros » très présente ici, la thématique de la traduction même et la proximité avec Baudelaire.
C’est essentiellement de la mort que parle les sonnets, bien sûr.
« Comment peut me réjouir l’éclat de ce jour
Si tu ne marches avec moi dans les forêts
Où cligne le soleil entre les branches noires
Ton profond regard jadis les ravivait
Tandis que ton doigts grave le mot de leçon
Sur l’ardoise de ma pensée qui fidèle
A conservé les signes – et le regard le timide
Je le lève   sur le bord du chemin pourtant veille
La mort   pas toi et suis dans la forêt
Plus délaissé pour la nuit qu’arbre et buisson
Un vent souffle sur le versant dénudé
La clarté de midi qui soudain m’enlace
Brille de la voûte céleste plus dense plus bleue
Que d’un œil mystérieux le deuil »
(p. 8)

On le voit, images encore classiques, « éclat de ce jour », les « forêts », « la clarté de midi » (écho du rêve d’une l’Allemagne grecque), la « voûte céleste ». Mais aussi une absence « pas toi », le silence étrange de la mort, avec celui qui « pourtant veille la mort », celui qui reste « plus délaissé pour la nuit qu’arbre et buisson ». Et « l’œil mystérieux » du « deuil », notion de cette mélancolie moderne. La mort est un thème poétique de toujours, mais Benjamin lui donne un accent étonnamment moderne.
Le dialogue avec le mort se poursuite avec ce rêve de fusion : « si j’étais toi » (et je ne peux m’empêcher d’entendre ici Mallarmé voulant se dédoubler et dire d’Anatole : « il ne le sait pas —qu’il est mort », comme prenant sa place pour la lui cacher). Benjamin respecte le volonté de celui qui a choisi de mourir :

« Et tout est arrivé comme tu veux
Tu ne me cherches pas je ne veux te pleurer
Devant ton apparaître s’est effacé mon paraître »

Tu ne me cherches pas, le « délaissé » ne pleure pas mais il a en quelque sorte lui aussi disparu dans la disparition de son ami.
Il n’a pu le protéger, l’empêcher, « à terre gît il maintenant   a détaché les rênes. »
Peu à peu le chagrin vif laisse place au souvenir, la figure d’Orphée commence à hanter le recueil, les chants de l‘un et de l’autre – tu n’es que réceptacle d’un chant divin/et sonnent sur les traces de ta marche » –- s’étirent sur dix années avec la même solitude pour l’ami : « je n’apprends que douleur intarissable ». Nombre d’images et de mots encore romantiques égrènent les sonnets, des images que nous n’emploierions plus, des mots que nous ne dirions plus, qui ne sonnent pas ridicules pour autant. Mais cette forme pourtant ancienne du sonnet porte ici des vers d’un mutisme (« un chant sans mots », et d’une abstraction (« un son sans mots ») modernes.
De lui-même qui se suicida à l’aube de la seconde guerre mondiale, de celui qui théorisera le rapport au passé comme aucun autre, du passeur et du passant des passages, ces Sonnets sont l’annonciateur encore hésitant mais déjà bien lisible.
Isabelle Baladine Howald

Walter Benjamin, Sonnets/Sonnette, édition bilingue, traduction et postface de Michel Métayer, préface d’Antonia Birnbaum, Walden n, 2021, 203 p., 15€.
Sobre est la mesure des plaintes amassées
Inflexible le sonnet qui me lie
Comment l'âme vers lui chemine
Je veux de tout cela donner l'image
Les deux strophes qui m'emportent
Sont cette marche serpentant sur la roche
Où la quête d'Orphée s'aveugle peu à peu
C'est la clairière où séjourne Hadès
Avec quelle instance il demandait Eurydice
L'avertissant bien Pluton la lui confia
De cela ne rend compte le court sentier
Mais ces tercets en sont en secret les témoins
Reste la manière dont elle suivait invisible
Avant que son regard la dissipe   rime de fin.
Wie karg die Maße der gehäuften Klagen
Wie unerbittlich das Sonnett mich bindet
Auf welchem Weg die Seele zu ihm findet
Von alledem will ich ein Gleichnis sagen
Die beiden Strophen die mich abwärts tragen
Sind jener Gang der im Gestein sich windet
In welchem Orpheus Suchen fast erblindet
Es ist die Lichtung hier des Hades Tagen
Wie dringend er Eurydike erbat
Wie warnend Plutos sie ihm gab anheim
Wird nicht bedeutet von dem kürzern Pfad
Sind Zeugnis die Terzinen doch geheim
Bleibt wie sie unsichtbar ihm Folge tat
Bis sie sein Blick verscheucht   der letzte Reim.
(p. 51)


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