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Description de la Totalité dans les tantras anciens

Publié le 25 juin 2021 par Anargala
Description de la Totalité dans les tantras anciens

 Dans les Nayasûtras de la Nishvâsatattvasamhitâ, Shiva décrit les 36 éléments (tattva) ou niveaux, ou principes, du réel, car "il faut comprendre que tout est dans les tattvas et tout peut être compris dans les tattvas" (2, 20). Autrement, ces 36 tattvas sont la "grille" fondamentale du Shaiva Dharma, donc du Tantra. 

Cette structure peut être interprétée de bien des manières, comme un récit, comme l'analyse de n'importe quel objet, comme une description phénoménologique du sujet ou de l'expérience brute, comme un programme de pratique yogique, comme la manifestation de la Conscience, comme une échelle pour y revenir, comme le déploiement du langage, et ainsi de suite.

A la source, Shiva est Dieu, la Cause, le Seigneur (Nayasûtra, 2, 2 et suivants). Dans ce tantra "ancien" (=appartenant à la première série de révélations tantriques), il est "pur de parole", "sans phonèmes", mais il infuse l'espace, comme le Mantra qui porte ce nom, Vyoma-vyâpî. Et surtout, il est inactif (shânta) et au-dessus de Shakti. Dans les tantras ultérieurs, toujours plus ésotériques, comme ceux du Trika, Shkati est inséparable de Shiva, voire supérieure à lui, car elle est l'essence même de la Conscience. En effet, celle-ci n'est pas une Lumière statique, mais bien dynamique, et ce dynamisme est l'Acte de Conscience, le fait de pouvoir réagir, sentir, penser, juger, évaluer, etc. Tous sens que le shivaïsme du Cachemire désignera par le mot de vimarsha, "penser, juger". Sans Shakti, Shiva est aveugle, insensible, inerte. Et donc, selon le tantra ésotérique, Shiva n'est pas "inactif" (shânta), mais il est au contraire, vibration, mouvement (spanda). Dans le Nayasûtra, Shiva se compare au Soleil, qui brille sans le décider, et donc la lumière est concentrée par la "loupe" de la Shakti, en un point puissant et capable d'agir. Car Dieu ou l'absolu, en soi, n'agit pas. 

Ensuite, les cinq tattvas habituels ne sont guères décrits. On a le sentiment que la grille des 36 tattvas n'est pas encore pleinement constituée. Mais le tantra répète que les univers "innombrables" sont produits en dérivation et combinaison de ces tattvas, ainsi que les textes, les enseignements, les sciences, les discours mondains et trompeurs (kuhaka), les arts, les traités sur les pouvoirs surnaturels, etc. Il n'y a rien en dehors de ces 36 tattvas.

 Mais, tout cela est quand même centré sur le sujet, sur l'expérience et sur le corps. Ainsi, les Cinq Grands Eléments sont décrits comme des aspects du corps : La Terre est le solide (les os, les cheveux, les ongles), l'Eau est le liquide, le Feu est la chaleur, notamment digestive, l'Air est le souffle et l'Espace sont les cavités et orifices. Quand donc on pratique la Méditation de Shiva, les yeux, la bouche et les sens grands ouverts, on stimule le sens de l'espace, et donc la résorption des autres autres éléments dans l'éléments Espace, leur source subtile. 

L'organe sexuel est décrit brièvement et pragmatiquement comme ce qui "produit du plaisir" et non d'abord comme faculté de procréation (2, 34). La faculté d'excrétion regroupe aussi l'acte de vomir, de rejeter du corps. L'accouchement n'est pas mentionné. Il faut dire que le point de vue masculin prédomine, contrairement aux tantras ésotériques.

Les sons sont décrits plus en détail, avec les notes de musiques : au nombre de sept, avec trois genre de gamme, vingt-et-une gammes dérivées, quarante-neuf lignes mélodiques. Tout cela n'est pas très clair à nos yeux, mais cela montre l'importance de la musique, de la dance et des arts dans le Tantra, et ceci depuis le "début" (pour autant que l'on puisse le repérer). Ces notes de musiques sont considérés comme les "sons subtils" présents en tous les êtres vivants. Ici, on notre que tout est centré sur le corps, mais pas nécessairement sur le corps humain. Pour les Indiens, la grande distinction n'est pas entre l'homme et les autres vivants, mais entre ce qui est doué de conscience propre (cit) et ce qui ne l'est pas (jada).

Le sens du Moi (ahamkâra) est bien sûr décrit comme une entrave importante. L'intellect (buddhi), en revanche, peut être une entrave ou, au contraire, l'instrument privilégié de la délivrance spirituelle. L'intellect est, en particulier, le siège du sens moral (dharma) et du détachement (vairâgya). Grâce à l'intellect, on peut abandonner sa femme, même si elle est belle comme une nymphe (2, 72), on peut se livrer aux mortifications, voir se suicider pour atteindre la délivrance, en se jetant du haut d'une montagne, dans l'eau, par le poison, etc. Le suicide spirituel fait partie du Tantra, comme il fait partie de notre stoïcisme. Le suicide yogique (yoga-samkrânti, phowa) est présent dans presque tous les tantras. Le yogi quitte son corps délibérément. 

Le but de toutes ces descriptions est de faire connaître le réel et ses aspects, selon la maxime du Tantra : on ne peut être libre que de ce que l'on connait. Pour plus de détails sur ce point important, voir le chapitre I du Tantrâloka d'Abhinavagupta.

Shiva critique ensuite le Sâmkhya, qui affirme que la délivrance consiste à se savoir conscience pure et inactive : on laisse le corps agir, mais sans s'identifier. Shiva dit qu'il n'y a pas de délivrance pour qui croit en cela (2, 96-99). Le Tantra a toujours été très méfiant vis-à-vis du dualisme du Sâmkhya ou de toute théorie qui décrirait l'absolu comme étant inactif. Certes, il y a une paix dans la délivrance, mais il y a aussi de l'activité, de la créativité, pourrait-on dire. C'est le shivaïsme du Cachemire qui va produire les formulations les plus abouties de ces intuitions. Quoi qu'il en soit la "délivrance" des adeptes de Patanjali, du Sâmkhya, du Vedânta, etc., n'est en réalité qu'un sommeil provisoire. Au prochain cycle de création, ils en sortiront et devront reprendre leur quête spirituelle. Tant que le mouvement n'est pas intégré, il revient encore et encore, perçu comme un danger étrange et menaçant.

Shiva décrit ensuite les méditations qui permettent d'intégrer (jaya) chaque niveau du réel (tattva), jusqu'à l'union divine. Il s'agit donc d'un chemin d'intégration. On se désidentifie certes d'une identité limitée, mais pour ensuite découvrir une identité plus vaste, par exemple, l'air, puis l'espace, et ainsi de suite jusqu'à Dieu infini. Les siddhis ou "pouvoir surnaturels" servent ici à suggérer cette intégration progressive par élargissement du Moi. 

La concentration et le détachement sont employés, mais comme des moyens provisoires. Le but n'est pas la suppression du Moi, de la personne, de l'individualité, du corps, de la vie, mais son expansion. Un Moi meurt pour revêtir un autre Moi, plus vaste. C'est là une différence essentielle entre le Tantra et les autres formes de spiritualité de l'Inde. Donc, dans le Tantra, le détachement, le vide et l'immobilité sont présents, mais non comme des buts en soi. On peut y méditer sur "je ne suis pas", mais afin de dilater les limites du Moi habituel, non pour supprimer le Moi. Le corps grandit, jusqu'à devenir l'univers. Dans toutes les formes du Shaiva Dharma, la contemplation des cinq éléments, du soleil, de la lune est prescrite avec celle du Soi, comme étant les huit formes de base du corps de Shiva.

Nous retrouvons cette contemplation de la nature chez les Franciscains. Si nous vivons dans la conscience vive que "tout est en Dieu", alors :

"Nous vivrons continuellement dans une fournaise embrasée du divin amour et toutes les créatures que Dieu conserve et emploie pour notre service, seront autant de bouches éclatantes qui nous crieront : Ô homme, reçois, et rends.

Nous déférerons un très grand respect à toutes les créatures, chose aucune ne nous paraîtra petite, y contemplant une grandeur infinie, et nous adorerons le Créateur et toutes les créatures. Ainsi saint François voyant le feu qui brûlait son habit, et contemplant le Créateur agissant en sa créature, il n'osait l'éteindre.

Nous nous servirons de toutes les créatures avec une révérence très grande, et comme n'osant bonnement point nous servir d'elles. Ainsi saint François n'osait presque toucher la terre en marchant et verser l'eau pour se laver les mains."

Simon de Bourg-en-Bresse, Les Saintes élévations de l'âme à Dieu, à paraître bientôt


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