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(Note de lecture), Olivier Domerg, Le Manscrit, par Jean-Marc Pontier

Par Florence Trocmé


Olivier Domerg  le ManscritDepuis plus de trente ans, Olivier Domerg passe le paysage au crible de l’écriture. Le Manscrit est le dernier opus de cette entreprise de topographie poétique et vient clore une trilogie (après Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle et Fragments d’un mont-monde) qui fait du Puy de Manse, cette montagne située entre massif des Écrins et Champsaur, « l’épicentre de l’écriture ». Accompagné de la photographe Brigitte Palaggi, le poète tourne autour de son motif. De sa langue précise comme un scalpel, il scrute la montagne aux trois bosses sous tous ses angles (et, même s’il lui en coûte de l’avouer, sous son aspect le plus « carte postale », côté lac, concession à l’exhaustivité des points de vue). Olivier Domerg fait état de la diversité de la flore et de la faune (des corbeaux et encore des corbeaux mais aussi des marmottes entraperçues ?), mentionne les lignes de crête et les moraines toujours recommencées : en vérité une absence du spectaculaire alpin porteur d’une infinie richesse pour qui sait regarder. Pourquoi ce choix ? Le Puy de Manse n’a pas le prestige de sa lointaine cousine la Sainte-Victoire ni l’ampleur lumineuse du proche Dévoluy. Quelle leçon tirer de Manse ? De la modestie avant tout, en quoi le poète reconnaît le fertile humus de sa prose. D’ailleurs, « c’est elle qui nous a choisis », concède t-il… Mais Manse est aussi une fuite, un hors-monde où le bruit n’est jamais très loin, cette « rature ininterrompue de la circulation, dont le bruit pollue l’alentour autant que l’allant », une « prédation du silence » qui « tue l’intelligence du lieu, viole notre intériorité ». Manse est une invitation à fuir la rumeur ambiante, les chasseurs et les fumeurs qui laissent tourner le moteur pendant qu’ils achètent leur paquet de cigarettes. Cet autre monde est là aussi, « réaffirmation machinale et pourtant/ Quotidienne d’une suite d’aliénations », à portée de prose de notre sujet d’étude. C’est presque un programme existentiel qui recentre vers soi-même, loin des « mots d’ordre de la communauté, tout ce qui vous affuble, vous aliène et vous enfume, pour entrer enfin dans le paysage, hors expressions standards et sentiments convenus ».
Tout au long de ses quinze sections, Le Manscrit se lit comme se parcourt la montagne, lentement et loin des ferveurs. Ainsi la disposition typographique rejoint-elle la diversité géologique et topologique de l’objet étudié. « La poésie, s’il en est une, s’écrit dans le changement permanent de ses régimes ». Déploiement de la prose, éclatement des vers, grosseurs de polices différentes, à l’image de la pierraille morainique qui constitue la substance même de la montagne, l’écriture de Manse se révèle la verbale traduction d’un état minéral et végétal. Même les vaches sont verbe : pastorale inspirée, relevé bucolique mais jamais lyrique, Le Manscrit oscille constamment entre restitution virgilienne et digressions vers la dimension scripturale de l’entreprise.
Le regard relève d’une méthode, un parti-pris descriptif qui s’affiche à l’infinitif (« S’efforcer de regarder toujours comme la première fois. C’est la méthode qui ment le moins »). Une incitation autant qu’une résolution, d’ailleurs (« Prendre du champ, rechercher des points de vue inédits »). Il s’agit pour le poète de « faire syntaxe de tout », c’est à dire de traduire la montagne par une grammaire tellurique, végétale et animale : « Accorder l’animalité de la phrase à la littéralité des formes ».
Car on le comprend vite, Le Manscrit est bien plus qu’un simple relevé géomorphologique : c’est avant tout une « poétique à l’œuvre », c’est à dire une écriture qui conte sa propre recherche, un cheminement intellectuel autant que pédestre et contemplatif. Là où un Cézanne choisit un versant définitif, Olivier Domerg prend sa montagne par tous les bouts afin d’en établir « une autre vérité ». Jamais trop près cependant. Il s’agit de trouver la bonne distance de Manse (« plus l’on s’approche d’un motif, plus il se dématérialise en se matérialisant »). Tout le paradoxe de l’écriture est là, être dans le sujet tout en le tenant à distance. Montagne plurielle et changeante, comme cette langue qui joue sans cesse avec les registres : de la description scrupuleuse et énumérative à l’humour sans cesse sous-jacent, en passant par un travail sur les mots entre rigueur étymologique et inventivité, il émane de cette écriture quelque chose qui tient du bonheur simple du randonneur. Entre chant et chantier, Le Manscrit donne à voir sa propre écriture pour reformuler, en définitive, l’essence même du poème : « Poésie est l’autre façon d’aller et venir, de ventiler, de préciser tant et plus ; ou bien de survoler ; ou encore de flotter, flatter, horripiler ; et parfois même, au moment où toute tentative semble vaine, ou d’avance condamnée, où l’on n’attend plus rien, d’ouvrir la voie et trouver la sienne ; à l’évidence, hors-piste ».
Jean-Marc Pontier

Olivier Domerg, Le Manscrit, éditions Le Corridor bleu, Collection S!NG, 2021, 232 p.,, 18 €


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