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Le désir de ce que l’humus désire

Publié le 06 juillet 2021 par Comment7
Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Le désir de ce que l’humus désire

La porosité croissante aux éphémérides du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Ils ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes  servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais qu’il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièves individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

  • Le désir de ce que l’humus désire
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