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Martine de Béhague : muse et mécène de la Belle Époque

Par Plumehistoire

L’article long format de l’été est une invitation au voyage, depuis les lambris dorés d’un bijou parisien totalement méconnu, jusqu’aux confins du Nil et des canaux de Venise, en compagnie d’une femme extraordinaire, à la fois fantasque, élégante et discrète. Martine de Béhague, comtesse de Béarn, est l’une des personnalités les plus recherchées de la Belle Époque. Collectionneuse passionnée, mécène clairvoyante, voyageuse accomplie, aussi douée pour l’écriture que pour la musique et le théâtre, elle accueille dans sa somptueuse demeure de la rue Saint-Dominique des invités prestigieux mêlant la haute société avec les artistes, les hommes de lettres et les poètes. Je me suis penchée sur le destin fascinant de cette femme qui fait briller de leurs derniers feux les valeurs chères à l’aristocratie française, hospitalité, libéralité et mécénat, tout en vivant à l’avant-garde de l’art et du progrès, pleinement ancrée dans les bouleversements de son temps. Martine de Béhague « Tout Paris eût voulu l’épouser » Mais qui est donc cette mystérieuse Martine de Béhague, qui traversa son époque avec autant de faste que de discrétion ? Née en 1870, deux ans après sa soeur Berthe, elle a pour mère Laure de Haber, fille du richissime banquier d’origine juive Samuel de Haber, et pour père le grand bibliophile Octave de Béhague. Lui-même est le fils de la comtesse Victoire de Béhague, cette grand-mère paternelle décrite comme un modèle de la plus exquise distinction qui sera pour Martine un exemple à suivre. Considérée comme « l’une des reines du Paris mondain » du milieu du XIXe siècle, Victoire est réputée pour les soirées qu’elle organise au 24 rue Bosquet, au coeur d’un grand hôtel parisien de style Louis XV édifié par Hippolyte Destailleur, connu pour ses restaurations des châteaux de Malmaison et de Vaux-le-Vicomte. Dans les jardins couverts de massifs de roses, les bosquets sont illuminés de lanternes chinoises. Des invités triés sur le volet dansent à la douce lueur du soir puis se pressent dans les intérieurs décorés avec un faste subtil de cet édifice baptisé « le dansoir » ! Octave de Béhague, fils de Victoire et père de Martine, fait figure de gentlemen érudit à l’« esprit élevé et délicat » qui transmet à ses filles le goût de la littérature et des livres anciens. Tous les connaisseurs lui envient sa collection d’ouvrages, l’une des plus belles qui soit alors possible de voir. En 1887, la soeur aînée de Martine, Berthe, épouse le marquis Jean de Ganay, très introduit dans le monde hippique et propriétaire de plusieurs haras. Berthe n’étant plus disponible sur le marché des jeunes filles à marier, sa cadette est mise sous le feu des projecteurs. Au bois de Boulogne où se montrent en brillants équipages les plus grands noms de la capitale, on ne se lasse pas d’admirer, « dans des voitures à poneys, la comtesse Jean de Ganay et sa jolie sœur Mlle Martine de Béhague. » Il est vrai qu’elle est charmante, cette Martine que l’on dépeint comme une poupée au teint de porcelaine et aux yeux noirs étincelants. Le journal Gil Blas commente en 1903 : Lorsque Mlle de Béhague parvint à l’âge de 18 ans, tout Paris eût voulu l’épouser. Trente millions d’avenir, un minois ravissant, une famille agréable et considérée, que d’avantages à la clef ! Elle se nommait Martine, un joli nom qui fleurait le grand siècle ; elle était, disait-on, intelligente et instruite. Courtisée et convoitée, Martine épouse en 1890, à l’âge de vingt ans, le lieutenant de cavalerie René de Béarn. Le mariage est un échec retentissant. Le couple se sépare bien vite, même si le divorce ne sera prononcé que trente ans plus tard, en 1920. Qu’à cela ne tienne, Martine n’a pas besoin d’un homme dans sa vie pour être heureuse. Reprenant son nom de jeune fille, elle s’adonne en toute liberté à trois passions dévorantes : le voyage, la collection d’oeuvres d’art et la musique.  Martine de Béhague Un goût éclectique et sûr Dans sa « recherche constante et avisée du rare et du précieux », Martine de Béhague se constitue une collection d’une qualité remarquable. Les antiquaires défilent chez elle chaque jour pour lui présenter leurs pièces les plus intéressantes. Grâce à sa fortune inépuisable, elle collectionne des œuvres de toutes provenances et de toutes époques, multipliant les intermédiaires de confiance. Elle correspond régulièrement avec de hauts représentants du monde de l’art, comme le pittoresque numismate Wilhelm Froehner, habitué de ses dîners, qui l’aide à acquérir certaines médailles précieuses. Fragonard, Watteau, Titien, Tiepolo, Léonard de Vinci, Rembrandt, Cressent, Auguste, Lebrun, Riesner… Les plus grands noms de la peinture, de l’orfèvrerie et de l’ébénisterie sont représentés chez elle. Martine continue aussi à enrichir la bibliothèque de son père. Elle confie au poète et philosophe Paul Valéry le soin de veiller sur ses trésors : des ouvrages ayant appartenu à Diane de Poitiers, une oraison manuscrite de Bossuet, des manuscrits de Balzac… La boulimie artistique de la comtesse ne connaît aucune limite. Bien qu’elle sélectionne toujours avec un soin attentif, on raconte qu’elle achète un tableau par jour ! Il est vrai qu’elle ne manque aucune vente de quelque importance. Lors de la vente de la bibliothèque Beraldi qui s’ouvre en juin 1934, elle est dépeinte dans la presse comme l’une des spectatrices « les plus acharnés » ! Présente à la vente de la collection du duc de Trévise en mai 1938, on la surprend en grande discussion avec Lady Clark et le directeur de la National Gallery, « usant des mêmes gestes qu’un professionnel de la critique d’art » pour vanter les qualités d’un dessin de Corot. La duchesse Élisabeth de Clermont-Tonnerre évoque dans ses Mémoires les acquisitions de Martine de Béhague avec une pointe d’humour : Elle entre dans un salon, va droit à l’objet de prix et devine la signature qui se cache sous le fauteuil. Alors ses yeux deviennent brillants et sa voix s’amplifie comme si elle lançait des enchères, elle est possédée par le démon du bibelot. L’aube de l’impressionisme Des collections qui attirent la convoitise… En décembre 1911 et en juin 1912, Martine informe le service de la Sûreté qu’elle a été victime de vols. Parmi les pièces dérobées ? Un porte-cigarettes en or massif enrichi de pierreries, divers bijoux, des livres provenant de la bibliothèque du duc de Choiseul et un ouvrage très précieux, Les Douces heures de Marie de Clèves, duchesse d’Orléans, manuscrit du XVe siècle sur parchemin enrichi de miniatures rares, d’une valeur de 30 000 francs. Après une minutieuse enquête, on découvre que le voleur n’est autre que Georges-Florentin Boireau, ancien valet de chambre de la comtesse ! Le manuscrit de Marie de Clèves est retrouvé chez un courtier qui allait l’expédier en Amérique pour un milliardaire de Buenos-Ayres… Martine se pose aussi en mécène de nombreux artistes de son temps. Les impressionnistes Jean-Louis Forain et Claude Monet, dont elle visite même l’atelier à Giverny, les symbolistes Armand Point et surtout Carlos Schwabe qui exécute pour elle plusieurs aquarelles dont « La Vierge aux lys ». Dès sa première rencontre avec Martine en 1897, Schwabe est conquis. Il écrit à son ami Robert Brussel le 17 juillet :  Il faut que vous sachiez que Madame de Béarn est venue me voir, qu’elle est restée longtemps et qu’en partant elle m’a dit qu’elle espérait que nous serions bientôt amis. Elle est absolument admirable comme intelligence et bonté. Je suis encore sous son charme si pénétrant d’Art et de grâce. Je ne crois pas qu’il puisse exister une femme plus délicieuse – ah – elle m’a ravi mon âme d’artiste… L’aube de l’Impressionisme De son côté, le dandy Robert de Montesquiou, poète fantasque et critique d’art acerbe, se moque des goûts éclectiques de la comtesse, lui qui ne jure que par les reliques historiques. Il compose d’ailleurs un poème assez cruel à son encontre, satyre qui n’épargne pas non plus Carlos Schwabe et les autres artistes qu’elle soutient : Dame Tartine avait des palais de frais beurre Comme elle valait mieux ! Car la nôtre nous leurre Avec ses faux chefs-d'oeuvre et ses vrais Bouveret. Encore si tout cela se mangeait, on verrait Mais les Schwabe et les Dampt ne sont pas comestibles Hélas ! Elle a, du moins, su rendre compatibles La prière et la danse, en logeant le Bon Dieu Et Thespis à la même enseigne, en un beau lieu Dont on ne sait s'il est le théâtre ou l'Eglise... Ce beau lieu raillé par un Montesquiou sans doute jaloux de n’y avoir jamais mis les pieds est pourtant célébré comme l’une des plus spectaculaires réalisations de son temps. Henri de Régnier, se souvenant des « yeux clairvoyants » de sa chère comtesse, poursuit : « J’en connais peu de plus sensibles à la beauté, c’est pourquoi Martine est digne d’habiter un des plus beaux palais de notre ville ». Et en effet, c’est à Paris que la comtesse de Béarn se fait édifier une somptueuse demeure digne d’accueillir sa fabuleuse collection.  Martine de Béhague La Byzance du VIIe arrondissement  Dès l’année 1893, la jeune femme s’attèle au remaniement de l’ensemble architectural de l’avenue Bosquet hérité de sa grand-mère et de son père. Ce-dernier avait fait édifier à l’ombre du grand hôtel de Victoire de Béhague un édifice aux proportions plus modestes pour y exposer ses collections d’ouvrages, de bronzes et de belles boiseries. Confiant le chantier à Hippolyte Destailleur, fils de l’architecte employé par sa grand-mère, la comtesse de Béarn fait repenser, démolir, agrandir et reconstruire, pour intégrer les anciennes structures dans un palais plus grand, toujours de style Louis XV. Une aile entièrement nouvelle, encerclée d’un vaste jardin verdoyant, surgit ainsi de terre au 123 rue Saint-Dominique qui devient l’entrée principale. Et quelle merveille ! Le vestibule donne sur un grand escalier aux somptueux marbres polychromes. Avec sa rampe en fer forgé et ses bronzes dorés, il est directement inspiré du célèbre escalier de la Reine au château de Versailles. En arrivant sur le palier, on découvre un immense bas-relief de marbre blanc mesurant quatre mètres de haut commandé par Martine à Jean Dampt, qui figure Le Temps emportant l’Amour… Allusion à sa vie conjugale ratée ? En face se dresse un spectaculaire escalier avec une cage en boiseries du XVIIIe siècle qui mène à l’étage supérieur, dans les appartements privés de la maîtresse de lieux, aujourd’hui résidence de l’ambassadeur de Roumanie. Du temps de Martine de Béhague, les invités se contentent d’explorer les pièces extraordinaires du premier pallier, qui allient avec goût, faste et raffinement. D’un côté, on accède à la bibliothèque ovale édifiée par Octave de Béhague, écrin couvert de boiseries du XVIIIe siècle où sont exposés ses précieux ouvrages puis ceux de sa fille. De l’autre côté du premier pallier s’étirent les grands appartements : le salon bleu décoré de tapisseries flamandes ; la salle de bal ou salon doré et ses lambris exceptionnels d’époque Louis XV qui s’intègrent dans un ensemble néo-rocaille ; puis la salle à manger dans le goût Grand Siècle qui décline sous un plafond en trompe-l’oeil une thématique aquatique. Surgissant d’une double vasque en forme de conque, un sculpture de grotesque à la barbe ruisselante crache de l’eau servant à rafraîchir les boissons : c’est la fontaine de Neptune. Insérée dans le lambris et bordée de stalactites, l’une des pépites de la collection de Martine sublime ce thème marin : La Naissance de Vénus de François Boucher. La richissime propriétaire réussit en effet à s’approprier ce chef-d’œuvre réalisé par le peintre vers 1731 pour la coquette somme de 500 000 francs ! La pièce la plus étonnante de tout le palais reste le théâtre de la comtesse bâti au sous-sol de son hôtel, dans un style byzantin particulièrement original. Avec ses murs dorés et ses mosaïques scintillantes, il est alors le plus étonnant et le plus grand théâtre privé de Paris ! Cette construction d’une grande originalité vaut à l’hôtel de la rue Saint-Dominique le surnom de Byzance du VII arrondissement… Il...

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