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(Note de lecture), Emmanuèle Jawad, Interférences, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


Emmanuèle Jawad  interférencesVoici un petit livre qui « clique » et qui « claque » : ses propositions se jouent en marge du réel sans pour autant coïncider tout à fait avec la réalité. Un petit livre « clic-clac », dont chaque texte constitue un claquement sec et répété. Cette onomatopée raconte la photo (lointaine), dit la photo (cachée), explore la photo (absente), et, d’une certaine manière, prend son lecteur en photo (fantasmée). Lisant Interférences, je me suis vue parcourant, décodant, décryptant ces textes qui, pour une néophyte de l’univers photographique, résistent, échappent, fuient. Des textes qui, étrangement, ne rencontrent pas le visible comme pour mieux toucher et explorer la langue, autre figuration de l’invisible. Des textes d’une technique, d’un regard, d’une prise qui tournent autour de l’image (sans doute existante, compilée, sortie, classée, rangée ?) sans en susciter pour autant de précise dans l’imaginaire. Ils renvoient à un réel que je ne sais pas et que je ne vois pas — un réel que je ne voix pas, avais-je écrit. Et finalement c’est exactement ça. Interférences me fait prendre conscience que, malgré croyances, illusions et habitudes, toute une part du réel n’appartient ni à la catégorie du figurable et encore moins à la possibilité du dicible. Pourtant… S’il y a interférence, c’est bien qu’existe une superposition de phénomènes vibratoires de fréquence voisine qui finissent par produire un effet. Et c’est effet, ici, c’est la présence performative du texte qui va intervenir jusqu’à troubler la réalité, ma réalité.
Le livre se présente sous la forme de trois ensembles titrés successivement « Les espaces intermédiaires », « Interférences de mouvements » et « Aires ». Chacun regroupe seize, trente-et-un, puis cinq clichés : soit des blocs de prose, des vers, des fragments qui constituent les éléments ordonnés d’une série numérotée. On tourne donc les pages d’un album de photos dont les images sont remplacées par des textes. Vol, substitution, détournement, tour de passe-passe. Quelque chose est arrivé : par un étrange tour de magie on se retrouve avec, en main, un livre-album qui ne contient aucune image ! Photo disparue/texte apparu dans ce champ d’interférences que devient alors le livre, qu’on appelle parfois si justement recueil. Le premier texte évoque cette « vitesse d’/obturation » par laquelle l’obturateur d’un appareil photographique ou d’une caméra s’ouvre puis se referme. On retrouve cette action et ce mouvement accéléré dans chacun des textes déployés. Le temps de quelques minutes, il s’agit en effet de décrire tour à tour la prise et l’objet de la prise. Les pronoms (le on, le nous parfois) renvoient aux personnages (pris en photo) comme aux personnes (prenant les photos) : « SE DÉPLACE prise de vue torse que l’on immerge [révélateur] fixation de la forme on décadre du corps l’appareil d’angle très bas au niveau du sol mordant les dalles deux états [calme désordre] foules on surexpose un capteur archive répète lent la photographie d’un même endroit plusieurs années après l’aménagement d’un laboratoire le feutre absorbe la lumière restante au bas des portes l’agrandissement une série de filtres à contrastes des carrés vitreux translucides la matière souple colore la main trois récipients lorsqu’elle se révèle [pinces chimie] on duplique le visage [bords] une manifestation [1991 contre la guerre du Golfe] une foule très compacte [tête du cortège plan d’ensemble un homme avec un masque à gaz se dirige vers le barrage posté sur le pont face à face grande pancarte banderole de l’Appel grosse concentration] ». Et le lecteur, lui-même, est parfois volé — le texte le prend en photo !—, parfois voleur — ses yeux ne photographient-ils pas le texte, l’imprimant, en quelque sorte, dans son corps, dans sa tête, dans son esprit, dans sa mémoire ?
En inventant une langue heurtée qui refuse la ponctuation, Emmanuèle Jawad fait de l’acte photographique l’occasion de développer un « champ d’hypothèses » qui ne s’interdit pas le « je ». Ce dernier surgit en effet dans l’ultime fragment, comme un détail signifiant qui rappelle discrètement que toute prise de parole est avant tout l’expression d’un point de vue engagé. « Luttes » est d’ailleurs le dernier mot lancé avant que le livre ne se referme.
Anne Malaprade

Emmanuèle Jawad, Interférences, Al Dante/ les presses du réel, 2021, 72 p., 10€.


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