Avec un tel titre, tu sais que tu ne vas pas te marrer durant la lecture. Bon, c’est un peu facile de ma part. Ma curiosité est pourtant totale en abordant ce roman de l’Antillais René Maran. Et pour cause…
René Maran est l’un des rares lauréats du Prix Goncourt, le Graal de la littérature française, ayant une ascendance africaine. Je crois que si je cite Marie N’Diaye et Patrick Chamoiseau, j’aurais fait le tour de la question. René Maran a obtenu ce Goncourt en 1921, dans un contexte singulier. Il faut dire que j'ai du mal à me représenter la chose pour l’époque. 100 ans après, je n’arrive pas à imaginer comment cet auteur était reçu dans ces milieux élitistes, dans ce contexte où les grands sachants de la France conquérante développaient son Empire colonial et la propagande qui sied. 25 ans après, René Maran a surtout été pris en otage par un jeune Antillais de 27 ans, Frantz Fanon, qui publie un livre qui va transpercer toutes les communautés africaines du monde : Peau noire, masques blancs. Le temps d’un essai, le grand romancier Bordelais devient un rat de laboratoire, scruté par un psychanalyste qui ne va pas être tendre avec lui, scrutant à la loupe l'aliénation du dominé. J’ai été conditionné par le chapitre 3 de l’essai de Frantz Fanon, construit à partir du roman Un homme pareil aux autres. qui vient d’être réédité.
Le sujet
Un administrateur colonial est rappelé par l’état français pour rejoindre une affectation quelque part en Oubangui-Chari. C’est toute la préparation et le déroulement de ce voyage qui, partant de Bordeaux, le conduit jusqu’à un port en Afrique centrale. L’homme en question, Jean Veneuse, nègre bon teint, est amoureux d’Andrée Marielle, la fille d’un poète de la place parisienne. Un amour impossible. Un amour qu’il ne peut s’autoriser. Parce qu’il est nègre. Il n’est pas un homme pareil aux autres. Répondre à l’affectation de l’administration c’est se tenir à distance de cette situation improbable, ingérable. Le problème est qu’il rencontre une jeune femme avant de prendre le navire : Mme Camille Demours part rejoindre son mari en Afrique centrale également. La jeune femme s’amourache du personnage durant ce voyage. Elle ramène Jean Veneuse à ses errances, à ses doutes.« Je vous en prie, ne blâmez pas ma réserve ! Vous ne savez pas - et ne pouvez savoir - que ma couleur m’interdit jusqu’à l’expression des sentiments les plus normaux Cela, je l’ignorais naguère. Il m’a fallu, pour l’apprendre, aller aux colonies. Elles m’ont instruit à ce sujet plus que je ne l’aurais voulu » Un homme pareil aux autres, éd. du Typhon p.41
«Surtout, ne me parlez ni de la France, ni des Françaises et de leur esprit fraternel! La fraternité n'est qu'un mot. S'il n'a quelque valeur, en France, pour les Français de France, ceux des colonies ne lui en reconnaissent aucune » Un homme pareil aux autres, éd. du Typhon p.41Le coeur de ce roman, c’est cette réflexion autour du couple mixte et par conséquent sur le racisme. Par cette narration à la première personne du singulier, René Maran nous restitue l’intériorité de ce personnage.
Personnage complexé ou lucide : le choix de l'autocensure
Sur ce bateau, il rencontre une vieille connaissance. Pierre Coulonges, un ancien copain du lycée de Bordeaux où il a fait ses classes. Ils se sont perdus de vue depuis dix ans. Quelque soit la forme de leurs échanges, discussion de salon ou par lettre en suite, le narrateur s’heurte à l’incompréhension du couple Coulonges sur ses réticences à se laisser aller avec Camille ou à s’engager avec Andrée. On retrouve une situation qui est d’une terrible actualité : l’impossible capacité à saisir l’expérience de l’autre, à savoir celle de Jean Veneuse.« Qu’ils me laissent rire! Un nègre n’est pas un homme comme les autres. Or je ne suis qu’un nègre, un nègre qui, par son intelligence et son travail assidu, s’est élevé à la réflexion et à la culture de l’Europe » Un homme pareil aux autres, éd. du Typhon p.50Jean Veneuse ne doute pas de ses sentiments, mais de la capacité de la société française à admettre une relation mixte. Il s’estime à la hauteur de celle-ci, mais l’expérience des colonies lui a permis de saisir la perception de l’élite le concernant. Alors qu’il est désiré par ces femmes et particulièrement d’Andrée, il s’auto-censure.
« Le coeur, l’esprit, la culture, les habitudes, les inclinations, le milieu social, l’éducation, en un mot tout ce qui supprime l’amour lorsqu’il n’est que désir, tout ce qui le magnifie et assure sa durée, lorsqu’il est plus et mieux que cette courte folie, Andrée, Andrée chérie, tout cela n’est rien, absolument rien, tant que l’intelligence ne sera pas devenue la seule patrie de tous les hommes »Il s’agit donc de protéger celle qu’il aime en refusant toute alliance. Voici les conséquences sur un individu de ce qu’on appelle aujourd’hui le racisme systémique.
Grandeur et solitude, posture de l’homme de lettres
On peut discuter des tergiversations du personnage de René Maran. Je me dis, en terminant cet ouvrage, que le travail initié par les pères de la Négritude avait tout son sens. Je me dis aussi que sous des formes différentes, ce regard sur la société française a une résonance avec des combats récents de la diaspora négro-africaine en France. Jean Veneuse est un homme seul. Ce roman consacre avant tout cette solitude qui remonte à ses premières années à Bordeaux, adolescent, loin de son île. Quand il est sur le navire, il nous confronte à cette solitude. En Oubangui-Chari, il est avec les « siens ». Il est un administrateur colonial apprécié de ses sujets. Différent. L’homme décrit les lieux, les gens, la réalité d'un système qui exploite, écrase.« La seule joie est la cruauté. C'est peut-être pour en avoir trop bu que nombre de ceux qui nous précédèrent, il y a des années, sentirent un jour avec angoisse, une ivresse morne et rouge les affoler, et qu'ils ont tué jusqu'à n'en pouvoir plus, ô Congo, fleuve du pays des solitudes, fleuve d'un pays qui agonise, fleuve plus dur que la mort et plus qu'elle à redouter, puisque tu ne consoles pas, puisque tu ne sais pas consoler » Un homme pareil aux autres, éd. du Typhon p.110
Il lit. Il est cultivé. Il n’est en phase avec aucun de ces mondes. Pas par choix. Son attention toute entière est vers la rue Guynemer alors qu’il est aux premières loges du système colonial.
L’écriture de René Maran est particulièrement engageante. L’intériorité de l’expérience de Jean Veneuse est remarquablement restituée. J’ai aimé sa description du voyage, les arrêts au niveau des grandes villes de la côte Atlantique Africaine, la pause à Brazzaville. On ressent fortement que la préoccupation de Jean Veneuse porte sur ses peines de coeur et sa solitude. Au moment de terminer cette chronique, j’ai lu la préface de Mohamed Mbougar Sarr sur cette réédition. Je n'aime pas lire la préface d'un ouvrage avant la fin de ma lecture. Nous avons néanmoins vu sensiblement la même chose.