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(Note de lecture), Emmanuel Fournier, Tractatus infinitivo-poeticus, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Emmanuel Fournier  Tractatus infinitivo-poeticusCe traité, qui emprunte autant son titre à Spinoza qu’à Wittgenstein, poursuit la mise en œuvre d’une écriture et d’une méthode infinitive que les ouvrages précédents d’Emmanuel Fournier avaient inaugurées aux Éditions de l’Éclat : Croire devoir penser (1996), L’infinitif des pensées (2000), Philosophie infinitive (2014). Qu’est-ce qu’une langue qui refuse la conjugaison ? Quel mode de pensée instaure-t-elle ? Quelle probité actualise-t-elle ? Celle-ci fait le choix du mode infinitif, du gérondif et des participes, rejette les substantifs et les pronoms. Elle se détourne ainsi du contingent, de l’accessoire, des marques temporelles et circonstancielles qui sont autant de fardeaux, de poids et d’indices superficiels qui empêchent une réflexion digne de ce nom.
Dans la « Note sur le titre » qui ouvre ce traité, Emmanuel Fournier précise qu’il entend d’abord « rouvrir les très vieilles et toujours très vivaces questions des rapports de la logique et de la grammaire », puis celles « de la philosophie et de la poésie ». Et ce « sans habillage, dans le bouillonnement des verbes qui les constituent ». Pensée déshabillée, pensée nue et dénudée. La poésie explore six directions qui portent les titres suivants : « partir penser », « ‘inconsister/s’appuyer dessus’ », « ayant reçu de dire », « sentir éjouir venir », « voir s’épanouir se dépasser », « s’amener à vivre ». Il revient en effet au vers d’accueillir et de développer ces séries verbales qui ne s’interdisent pas d’inventer les verbes nécessaires pour cette aventure intellectuelle. « éjouir » par exemple, mais aussi « folir » — « pourquoi s’en soûler à en folir » —, « négativer » et le très signifiant « verber » : « voir verber/voir bouillonner/sans jamais cesser ».
Et le vers, ici, va d’anamorphoses en anamorphoses, permettant de voir le monde autrement : il se tend, se courbe, se déploie, se découpe. Il opte parfois pour le décalage et le retrait, voyage sur et dans la page, migre dans un coin, échappe à sa marge, comme s’il était toujours en avant de lui-même, en avance sur son constat. Il ne s’interdit pas le quasi calligramme. C’est un vers qui danse, qui va-et-vient, qui ne renonce jamais. La forme, ainsi, électrise la série litanique des verbes qui, depuis leur mode infinitif ou gérondif, inventent des propositions qui valent hors de tout temps, hors de tout lieu, de toute personne. Et de manière très étrange, le lecteur a progressivement le sentiment et l’intuition que c’est en fait la pensée elle-même qui se met à vivre et virevolter sous ses yeux. La page s’anime. Le verbe se réveille. Le vers chemine. Défaire/faire, disparaître/apparaître, peser/porter : ces couples disent bien qu’il s’agit de s’extraire d’une langue immobile en la faisant carburer à l’infinitif. Ce mode qui est longtemps apparu comme incomplet et inexplicite aux grammairiens dynamise, ici, une pensée aventureuse.
Anne Malaprade

Emmanuel Fournier, Tractatus infinitivo-poeticus, Éric Pesty Éditeur, 2021, 64 p., 15€


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