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(Anthologie permanente) Terrance Hayes, traductions inédites de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Terrance Hayes  american sonnetsJean-René Lassalle propose ici un ensemble de traductions inédites du poète américain Terrance Hayes.
On trouvera après les poèmes, une brève présentation de ce poète.
La Pelle d’Or : I. 1981

(D’après Gwendolyn Brooks, 1960 : Joueurs de billard. Sept à La Pelle d’Or :
Nous vrais cools. Nous
Laisse-école. Nous
Zone-tard. Nous
Cogne-fort. Nous
Chante-vice. Nous
Maigre-gin. Nous
Jazz-juin. Nous
Morts-jeunes.)

Quand je suis si petit que la chaussette de Pap couvre mon bras nous
errons au crépuscule jusqu’à trouver l’endroit où de vrais
hommes s’accoudent, sanguins mais translucidement cools.
Son sourire devient incantation plaquée or quand nous
dérivons aux tabourets de bar près de femmes qui laissent
toute approche impossible. Ceci étant une école
que je ne comprends encore. Mais les queues de billard nous
polissent de lumière, doux comme le bois, dans zone
de fumée affinée en chanson. Nous ne sortirons tard.
Debout en milieu de rue la nuit dernière nous
vîmes des pelouses éclairées de lune et un voisin cogner
son fils au visage. Ombre assommée fort
Pap me promet de tout me léguer : la pelle que nous
prîmes pour enterrer le chien, les mots qu’il adorait chanter

son pistolet rouillé, sa bible couinante, son vice.
Légers étaient les baskets de l’enfant sur la route. Nous
le regardions courir vers nous meurtri et maigre.
Avait été surpris à mentir ou boire de son père le gin.
Avait défendu sa mère tentant d’être homme. Nous
occupions la chaussée et mon père expliqua le jazz,
comment parfois une mélodie naissait d’une colère. En juin
le garçon serait incarcéré au quartier nord. Cette nuit nous
nous sommes agenouillés dans ma chambre : « … si advenait ma mort
avant que je m’éveille… », Pap me complète : « ce serait bien trop jeune ».
Source : Terrance Hayes : site Poetry Foundation, 2010. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
The Golden Shovel: I. 1981

(After Gwendolyn Brooks, 1960: The Pool Players. Seven at The Golden Shovel:
We real cool. We
Left school. We
Lurk late. We
Strike straight. We
Sing sin. We
Thin gin. We
Jazz June. We
Die soon.)
When I am so small Da’s sock covers my arm, we
cruise at twilight until we find the place the real
men lean, bloodshot and translucent with cool.
His smile is a gold-plated incantation as we
drift by women on bar stools, with nothing left
in them but approachlessness. This is a school
I do not know yet. But the cue sticks mean we
are rubbed by light, smooth as wood, the lurk
of smoke thinned to song. We won’t be out late.
Standing in the middle of the street last night we
watched the moonlit lawns and a neighbor strike
his son in the face. A shadow knocked straight
Da promised to leave me everything: the shovel we
used to bury the dog, the words he loved to sing
his rusted pistol, his squeaky Bible, his sin.
The boy’s sneakers were light on the road. We
watched him run to us looking wounded and thin.
He’d been caught lying or drinking his father’s gin.
He’d been defending his ma, trying to be a man. We
stood in the road, and my father talked about jazz,
how sometimes a tune is born of outrage. By June
the boy would be locked upstate. That night we
got down on our knees in my room. „If I should die
before I wake“. Da said to me, „it will be too soon“.
Source : Terrance Hayes : site Poetry Foundation, 2010.
Sonnet américain pour mon ancien et futur assassin 1

Mais jamais il n’y eut d’hystérie masculine noire
Brisante & pénétrante d’allégresse & tristesse
Et la lueur flashant mes dents par mon briquet
Brandi à la nuit avec flamme comme lame tailladant
Ma forme en creux dans les couloirs d’offices bureaux à portes
En orifices vomissant larmes & feu de mes deux langues
Déchaînées & ruant sous haut afro de langage
Dans un secteur d’incartades si traumatisé que le trauma
Me ravissait en dessous du bouleversant
Des affolants & horrifiants astres secrets
Qui brûlaient où je ne savais comment vivre
Mes amis étant tous des personnes blessées
Des filles noires qui tenaient leurs propres mains
Même des garçons blancs qui devinrent des assassins
Source : Terrance Hayes : American Sonnets for My Past and Future Assassin, Penguin 2018. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
American Sonnet for My Past and Future Assassin 1

But there never was a black male hysteria
Breaking & entering wearing glee & sadness
And the light grazing my teeth with my lighter
To the night with the flame like a blade cutting
Me slack along the corridors with doors of offices
Orifices vomiting tears & fire with my two tongues
Loose & shooing under a high-top of language
In a layer of mischief so traumatized trauma
Delighted me beneath the tremendous
Stupendous horrendous undiscovered stars
Burning where I didn’t know how to live
My friends were all the wounded people
The black girls who held their own hands
Even the white boys who grew into assassins 
Source : Terrance Hayes : American Sonnets for My Past and Future Assassin, Penguin 2018.
Sonnet américain pour mon ancien et futur assassin 2

Je t’enferme dans un sonnet américain mi-prison,
Mi-cabinet d’angoisse, petite pièce en maison incendiée.
Je t’enferme dans une forme mi-boîte à musique, mi-broyeur
À viande pour détacher le chant de l’oiseau de son os.
J’enferme ta persona dans une clef d’étranglement inductrice de rêves
Tandis que tes meilleurs visages regardent depuis les gradins.
Ici en Jim Crow je te recrée. En tant que croasseur
Tu subis une magnifique catharsis piégé de nuit
Parmi les ombres du gymnase. En tant que gym l’excrément
De corbeau gouttant sur ton sol diffère peu des étoiles
Qui chutent de tes posters de galas pré-match scolaire aux murs.
Je te fabrique une boîte de noirceur avec un oiseau en son cœur.
Avec voltas d’acoustique, instinct et métaphores. Cela ne suffit pas
De t’aimer. Et il ne suffit pas de désirer ta destruction.
Source : Terrance Hayes : American Sonnets for My Past and Future Assassin, Penguin 2018. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle
American Sonnet for My Past and Future Assassin 2

I lock you in an American sonnet that is part prison,
Part panic closet, a little room in a house set aflame.
I lock you in a form that is part music box, part meat
Grinder to separate the song of the bird from the bone.
I lock your persona in a dream-inducing sleeper hold
While your better selves watch from the bleachers.
I make you both gym & crow here. As the crow
You undergo a beautiful catharsis trapped one night
In the shadows of the gym. As the gym, the feel of crow-
Shit dropping to your floors is not unlike the stars
Falling from the pep rally posters on your walls.
I make you a box of darkness with a bird in its heart.
Voltas of acoustics, instinct & metaphor. It is not enough
To love you. It is not enough to want you destroyed.
Source : Terrance Hayes : American Sonnets for My Past and Future Assassin, Penguin 2018.
Terrance HayesTerrance Hayes est un poète et professeur afro-américain des Etats-Unis né en 1971. On peut le situer dans une mouvance actuelle sur la condition noire entre Obama et Black Lives Matter qui ne se satisfait ni de l’intégration sereine ni de la revendication dramatique, mais prône une continuation nécessaire de la réflexion sur l’identité et l’histoire afro-américaine et sur la société multiculturelle en mutation. Hayes semble cependant plus du côté d’une poésie lyrique qu’il veut ouverte au public plutôt que de l’essai intellectuel hybride réalisé par Claudia Rankine, et il a en ce sens accepté un temps le poste de chancelier de l’Académie des poètes américains. Sa poésie condense avec élégance le flow du rap et le poème confessionnel narratif, mais ce sont ses échappées sensibles et ses tentatives de sagesse cachées sous la critique sociologique et l’humour acide de la culture populaire qui font son charme. Dans un poème l’ancienne caricature ultra-conservatrice du Noir à la Jim Crow (Jim le Corbeau) est plaquée sur un raciste blanc – non décrit explicitement - dans une sorte de vengeance incantatoire (« je t’enferme… ») entre blues vaudou et film d’horreur pour se terminer par un questionnement qui voudrait dépasser le traumatisme historique. D’autre part il apprécie les formes poétiques à structures marquées, comme le sonnet, qui est quand même encore assez connoté par une longue tradition essentiellement blanche. A la suite du rare exemple de l’afro-américaine Wanda Coleman, Hayes reprend donc à son tour les 14 vers de pensée-musique émotionnelle du sonnet et infuse sa version modernisée (sans rime ni arithmétique) par des rythmes fluides plutôt jazz et par des métaphores reconstruisant une expérience culturelle noire. Terrance Hayes a aussi inventé une nouvelle forme poétique qu’il nomme « golden shovel ». Cette « Pelle d’or » s’est même détachée de son inventeur et connait assez de succès pour donner lieu à une anthologie complète de cette forme par divers poètes. Pour réaliser une « Pelle d’or » Hayes recueille tous les mots d’un petit texte d’un autre auteur qui l’inspire pour les répartir dans son propre poème, chaque mot à la rime et selon leur ordre d’apparition dans l’original. C’est à la fois un hommage, une forme à contraintes et une variation sur thème. Dans notre Anthologie Permanente, la base de Hayes pour sa « pelle d’or » est « We Real Cool », un classique de 1960 par l’Afro-Américaine Gwendolyn Brooks sur une bande de jeunes noirs désœuvrés qui jouent dans un bar à billard nommé « The Golden Shovel ». Terrance Hayes en garde donc les mots – d’où un voile conceptuel qui superpose les deux sémantiques - mais articule sa propre histoire émouvante avec sa musicalité particulière.
Bibliographie sélective
Muscular music. Tia Chucha 1999
Hip Logic. Penguin 2002
Wind in a Box. Penguin 2006
Lighthead. Penguin 2010
How to Be Drawn. Penguin 2015
American Sonnets for My Past and Future Assassin. Penguin 2018

Sitographie
Ecouter Terrance Hayes lire son deuxième sonnet traduit dans notre Anthologie Permanente (cliquer sur le triangle rouge sous le titre)
Entretien en anglais avec Terrance Hayes
Vidéo de Terrance Hayes lisant deux de ses sonnets
Dossier conçu et réalisé par Jean-René Lassalle qui est également l’auteur des traductions de Terrance Hayes.


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