Magazine Culture

les rondelles de soleil dans l'ombre des platanes. (Jean Giono.)

Par Jmlire

" Il y avait une allée d'ormes. Ils étaient là depuis qui sait combien ? Des troncs humains avec des cals et des blessures, une chevelure de mousse au fond de l'eau, des mouvements de haute mer. La vague de feuilles commençait là-haut vers le Soubeyran, elle coulait d'arbre en arbre en soulevant une écume d'oiseaux. Par là-dessous cet antre frais, le promeneur rompait son pas ; Il poussait devant lui un poids toujours plus lourd de douceurs et de chants, puis il devenait lui-même immobile ; il écoutait, il s'imbibait de haute vie et de santé verte...

On a coupé l'allée d'ormeaux au ras du sol. Chaque fois qu'un grand tronc tombait, tout le dessous de la ville gémissait et frissonnait...

C'est ce soir là que je rentrais des collines sans savoir. Je rencontre Pétrus Amintié. Il me bouge à peine un bonjour, il me dit à voix basse :

- Je suis dégoûté de la vie.

Je réfléchissais, je pensais : " Comment, dégoûté ? " Pétrus ? Pas possible ! Et cette grande provision de rêve ? Où est-elle passée ? Il en était un grenier plein.

Et puis, au détour de la rue, j'ai vu tous mes arbres par terre.

Ah ! voilà une chose qui vous vide. C'est encore plus cruel que le ver pour l'amande. Le ver, au moins, y met du temps à ronger ; elle a le temps de s'habituer. Mais, là, tout d'un coup, se sentir debout sur la terre avec seulement de la viande et des os ! N'avoir plus qu'un cœur de viande, vous pesez bien tout le cruel de ça pour ceux qui sont seuls avec les grandes choses de la terre. Ah, mes pauvres amis, Pétrus et vous, tous ceux qui êtes d'Aubette - entendons-nous, même si vous habitez par là-bas loin - la voilà tarie d'un seul coup la source de vos rêves ; je sais que nous en ferons d'autres ; je sais qu'au fond de nous, nous sommes toujours ombragés par cette belle allée d'ormeaux. Mais, ce jour-là, d'un seul coup, on a mangé l'amande et il faudra encore beaucoup de sang et beaucoup de souffrances pour en cailler une nouvelle...

Coupez les ormes, faites des douanes pour fouiller les charrettes de foin, timbrez d'un timbre sec toutes les feuilles esclaves de vos légumes de marchés, allumez dans les abattoirs des brasiers de sang, vous êtes trop petits. Voyez, peints en bleus sur le pourtour de l'horizon, ces troupeaux immenses de collines...

En vérité, en vérité...

Vous êtes fait de meurtre quotidien, vous êtes comme des roches aux angles en épines ; vous avez déchiré la peau des bêtes, abattu des arbres, écrasé les herbes, mais tout ça est dans vous et vous ne pourrez plus vous reposer de votre inquiétude parce que vous n'avez jamais donné d'amour. Respirez-le votre or ; a-t-il le parfum du thym matinal ? Entassez-le votre or ; vous êtes comme des enfants qui comptent les rondelles de soleil dans l'ombre des platanes et puis, un coup de vent efface leur richesse ; entassez-le et, soudain, vous laisserez tomber vos bras fatigués et vous rêverez à ces grands plateaux couleur de violettes ou l'autre Manosque est bâti et où vous n'irez jamais..."

Jean Giono, extraits de "Manosque-des-Plateaux", Éditions Gallimard, 1986.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jmlire 100 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines