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(Anthologie permanente) Charles Reznikoff, A la source du vivre et du voir

Par Florence Trocmé

Charles Reznikoff  A la source du vivre et du voirLes Editions Unes ont publié récemment A la source du vivre et du voir suivi de Le Cinquième livre des Macchabées de Charles Reznikoff dans une traduction de l’anglais (États-Unis) d’André Markowicz.
I

Mon grand-père, mort longtemps avant ma naissance
est mort parmi des étrangers ; et tous les vers qu’il a écrits
ont été perdus –
sauf ce qui
parle encore à travers moi
comme étant mien.
2
Ma grand-mère, dans son grand âge,
vendait de l’orge et du gruau sur un étal
au marché. Elle ne mesurait pas ses céréales
plus soigneusement que moi les minutes.
3
Chaque fois que ma sœur répétait
un certain morceau de piano
et arrivait à un certain passage –
un peu médiocre, pensait-elle –
un oiseau se posait sur le rebord de la fenêtre
et chantait quelques notes.
L’oiseau devait avoir entendu
ce que l’interprète
et peut-être le compositeur lui-même
n’avaient pas entendu ; et ceci me rappelle un proverbe indien :
l’œuvre d’art a plus d’un visage
4
Les fenêtres donnaient sur des murs aveugles,
on travaillait à la lumière des lampes toute la journée,
l’été et l’hiver, le printemps et l’automne ;
sur chaque bureau brillait une ampoule
Un matin, je me suis assis chez moi
pour lire ou écrire et réfléchir un petit moment :
la lumière était si merveilleuse !
elle éclairait la table, la pièce, et la rue,
les maisons voisines et le ciel ;
si clair, chaque objet dans la pièce,
si claire, la vue de la pièce et de la rue ;
si calme, douce et merveilleuse, la lumière –
juste celle du soleil
(...)
II
29
Dans la rue, neuf étages plus bas, le klaxon d’une automobile en panne
s’est mis à sonner à pleine puissance,
en continu – sans avoir à s’arrêter pour reprendre son souffle.
Nous avons essayé de poursuivre notre conversation
malgré ce hurlement incessant ;
nous avons élevé un peu la voix, qui n’était plus ni calme ni sereine.
Notre civilisation était un peu en panne, semblait-il.
Mais juste comme nous commencions à froncer les sourcils,
serrer la mâchoire et nous pincer les lèvres,
le bruit s’est arrêté ;
et nous avons plongé la tête dans le courant, dans la fraîcheur du silence,
et avons repris notre conversation tranquille, échangeant des sourires.
30
Quand j’ai atteint le parc, le brouillard
était devenu si épais
que je ne voyais plus les maisons de l’autre côté.
Je n’avais rencontré personne
depuis que j’avais quitté les rues.
Je ne voyais qu’à quelques pas devant moi dans le brouillard :
le chemin de cendres sous mes pas,
la clôture de gros fil de fer,
les pierres grises dessous qui traçaient la limite du réservoir.
Soudain, une sirène a retenti,
plus puissante et plus aiguë à mesure qu’elle s’approchait,
mais je ne pouvais pas dire si c’était une voiture de police
ou une ambulance ;
là, elle était de ce côté-ci
et là de l’autre,
toujours plus forte dans le brouillard –
et  puis aussi brusquement qu’elle avait retenti,
elle s’est tue
Ensuite une petite cloche s’est mise à sonner,
tout près.
Je me suis dit que c’était une borne de police.
Elle a sonné sans arrêt pendant un moment
et puis, là encore, elle s’est tue.
J’ai continué ma route sans entendre personne, sans rencontrer personne
tendu comme un animal sauvage en cage.
(...)
Charles Reznikoff, A la source du vivre et du voir, suivi de Le Cinquième livre des Macchabées, traduit de l’anglais (États-Unis) par André Markowicz, éditions Unes, 2021, 162 p., 22€
Première traduction française de By the well of living and Seeing & The fifth Book of the Maccabees, 1969
Plus qu’une autobiographie, ce livre central dans l’œuvre de Charles Reznikoff est un art poétique. Il y a là une forme de résurgence, ou de permanence de la vie naturelle, une capacité d’émerveillement intacte quoique jamais naïve, presque une innocence dans le regard posé sur la ville. Reznikoff arpente les rues de New York avec le passé en écho, en observateur de cette civilisation nouvelle, effervescente, bâtie sur le souvenir ou le mythe lointain des légendes disparues : aussi bien grecques qu’hébraïques. Cette superposition de la réalité et de la fable donne son épaisseur au poème, qui transcende la réalité sans pourtant jamais s’écarter du réalisme le plus simple, le plus proche. Car ce sont les êtres les plus familiers qui peuplent ces pages ; des concierges, des serveurs, des mendiants, des blanchisseurs, tous ceux qui ont un travail – ou une vie – visible à même la rue. Petites scènes de discordes, de discrètes complicités, une famille modeste revenant de la plage, l’histoire d’une lettre d’amour, une dispute conjugale, un mari ivre, des empoignades dans le métro, des infirmières qui sortent du travail au petit matin. Nous lisons la chronique d’une époque de crise économique, de migration, de précarité, d’emplois mal payés, de racisme et de ghettos. Et dans ce processus tumultueux et naturel se construit l’image d’un pays, avec des hommes venus de Russie, d’Italie, d’Irlande ou de Hongrie, au milieu des voitures, trams, charrettes à bras, des camions et des chevaux, au fond des quincailleries et des épiceries ouvertes la nuit. L’identité est une chose poreuse et souvent éclatée, qui se définit de façon collective, dans la confrontation d’altérités vivant dans le même espace humain. C’est un livre qui avance vers le passé, et après avoir traversé de son regard d’adulte ce creuset vivant, Reznikoff en vient à se raconter lui-même. L’enfance de quartier en quartier, de Brownsville le ghetto juif, puis Harlem, et enfin Brooklyn à mesure de la modeste ascension sociale des parents. Une croissance dans un univers désordonné, chaotique, coloré, sale et bruyant, fait de solitude et de découvertes. Les premières lectures à la bibliothèque publique, les camaraderies houleuses, les persécutions enfantines, les vieux immeubles sombres, la vie des grands-parents en Russie, la sagesse juive et les sermons, les études de droit qui auront un impact si important par la suite. La découverte de l’écriture, de la poésie jusqu’à cette décision d’en faire sa vie. Et soudain on oublie qu’on lit un livre, on finit par voir la vie véritable par les yeux d’un petit enfant juif dans les rues de New-York en 1915, dans une intrication totale des souvenirs et du présent. Une vie, unique et ordinaire, déracinée sans cesse, qui a trouvé à croître avec des racines mobiles et a fini par trouver sa liberté dans cette mobilité. Livre en forme de vie, livre qui donne ce sentiment étrange de gagner un ami, et d’assister, dans les dernières pages, après tout et non avant tout, à la naissance d’un poète. » (sur le site de l’éditeur)


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