Après le Chant de la science, voici le commentaire en sanskrit proposé par Shrînivâsa, un brâhmane d'un village non loin de Maduraï dans le pays tamoul, qui acheva cette œuvre en 1831. Son intérêt est de confirmer, si besoin était, que le Tripurârahasya, qui est populaire dans le Sud de l'Inde dans les milieux shankariens, est bien un enseignement de la tradition abhinavaguptienne. Je reviendrai peut-être sur d'autres passages où le commentateur distingue entre la "non-dualité exclusive" (kevalâdvaita) de Shankara et la "non-dualité inclusive" (paramâdvaita) d'Abhinavagupta. Mais déjà, le commentaire de ce passage éclaire assez ce point.
Son commentaire sur le Chant de la science (vidyâ-gîtâ), qui comprends trois versets et que j'ai traduit et annoté dans l'article précédent se compose de trois parties : 1) une paraphrase ; 2) un commentaire sur le sens et 3) la fin de la paraphrase.
1) Paraphrase, avec les passages du Tripurârahasya en gras :
"Oyez braves gens ! Ayant abandonné les objets des sens, célébrez votre Soi ! Il dit cela dans l'idée que les objets des sens sont la cause primordiale de la souffrance.
Comment est ce Soi ? Il le dit : qui est conscience vivante, c'est-à-dire cela même dont l'essence est conscience, intelligence (prajñāna).
Célébrer (bhajana), c'est [habituellement] adorer à l'extérieur, par exemple. Mais [ici, l'adoration] est seulement la certitude absolument inébranlable que "je suis lui", conformément à la maxime "l'adorer, c'est vivre en tant que 'Je'".
Et il ajoute sans contenu, pour répondre à ceux qui objecteraient que une telle conscience [pure] n'existe pas tant que nous sommes unis à notre corps, etc. C'est-à-dire que [la conscience dès à présent] est sans contenu, à commencer par le corps, qui sont la manifestation de la conscience [et qui ne peuvent donc lui faire obstacle].
Si l'on objecte que cela est mal s'exprimer, on répond qu'il n'existe pas de contenu à part la conscience. Le contenu, c'est le corps, etc. L'idée est qu'ils n'existent pas [dans la conscience], tout comme la corne du lièvre [n'existe pas sur le lièvre].
Et si l'on demande alors, si [tout] existe comme la corne du lièvre, d'où vient que cela se manifeste ainsi ? On répond que c'est la conscience elle-même qui se manifeste [ainsi], et rien d'autre : rien d'autre à part la conscience.
Si l'on demande comment la conscience elle-même peut se manifester comme corps, etc., on répond [qu'elle se manifeste] à la manière des reflets dans un miroir."
2) Explication du sens :
"Voici le principe de la révélation tantrique (āgamatattva) :
Seule la conscience vivante est l'être qui est le Soi, car elle ne peut devenir objet d'une représentation du type "cela". Le reste est de l'ordre du non-Soi, car il devient l'objet de représentations du type "cela".
Cet être qui est un en tant que la mémoire et le jugement dépendent [de lui], imprègne [donc] les états multiples. Parce qu'il est conscience pure et simple qui rend possible l'existence des attributs source de différences, il est absolument un, même dans les [différents états] où il assume un corps divin, démoniaque, humain, etc. Il est à tous égards le Soi intérieur au temps, à l'espace et autres [causes de différence], qui sont immergées en lui, sans quoi il ne serait pas même possible de se demander si des fictions comme la corne d'un homme seraient capable d'être sources de différences pour la conscience.
C'est cet être qui est le Soi, compris comme saveur unique de la conscience non délimitée, qui est le Seigneur suprême bien connu dans les enseignements.
Grâce à son pouvoir de liberté nommé 'Mâyâ', habile à réaliser l'impossible et qui tend à cacher sa propre essence, il manifeste cette dualité après avoir manifesté la souillure qu'est l'ignorance.
Or, cette dualité qui se manifeste à présent, qui est visible, ne commence pas à partir de sa cause, Shiva, comme une pousse à partir de sa graine. Elle ne consiste pas non plus en une transformation de sa cause, à la manière dont un pot est la transformation d'une boule d'argile, car il faut respecter le fait que l'essence de la cause ne doit pas être altérée. La dualité n'est pas non plus une apparence illusoire comme la corde prise pour un serpent, car alors la conscience et son contenu seraient compris comme deux entités [séparées, alors qu'en réalité, le contenu de la conscience est manifesté par la conscience].
Par conséquent, [il faut nécessairement admettre que], de même qu'un miroir manifeste en soi, sans en être altéré, l'apparence d'un reflet grâce au pouvoir de sa limpidité, de même la conscience fait apparaître un contenu grâce à son pouvoir.
En outre, le reflet dans le miroir dépend de l'objet reflété qui lui ressemble. On pourrait alors se demander si le contenu de la conscience, [pareil à un] reflet, ne dépend pas, pour se produire, d'un objet extérieur qui lui ressemble ?
Mais il n'en est rien, car, dans le cas du reflet dans le miroir, l'objet extérieur n'est pas la cause matérielle [du reflet], car il ne produit pas l'effet [matériel] attendu. Mais cet objet extérieur est [seulement] la cause accidentelle [du reflet]. Or, la cause accidentelle du pot, par exemple, c'est par exemple le bâton du potier [avec lequel il fait tourner son tour]. Or, ceci ne convient pas, car le pot est produit [principalement] par la main du potier qui fait tourner son tour, etc.
Et de même, il n'est pas impossible que la conscience soit la cause de l'objet qui est comme un reflet, grâce à la cause accidentelle qui est son pouvoir de liberté nommé Mâyâ. Il est impossible d'expliquer l'apparence d'un contenu dans la conscience autrement qu'à la manière d'un reflet. Car si ce contenu est extérieur à la conscience, il ne pourrait apparaître, il ne pourrait avoir aucune relation avec la conscience. Il ne pourrait pas non plus être prouvé, car ce contenu en lien [avec la conscience] ne pourrait être établi, à cause d'une régression à l'infini. Et si ce contenu ne dépend pas de sa relation à la conscience, alors il serait toujours manifesté, ou jamais !
C'est ainsi que la théorie [kumârilienne] de la manifestation [comme appartenant à l'objet indépendamment de la conscience], ainsi que toutes les autres théories [réalistes], sont réfutées. On doit regarder cela en détail dans [le Poème pour] la Reconnaissance, etc. Par conséquent, seul l'explication du contenu de la conscience comme étant un reflet [de sa liberté] permet de rendre compte de sa manifestation."
3) Fin de la paraphrase :
"Les reflets se présentent comme multiples au sein du miroir. Il dit donc que les objets sont conscience. L'objet, c'est le contenu, ce qui est perceptible. Le vivant et l'inerte, ce sont les sujets connaissant autres que moi. Et il en donne la raison en disant car tout brille selon la conscience. De même que tous les reflets se manifestent en dépendance de la saisie du miroir, et que, donc, les reflets SONT le miroir, de la même façon tout ceci, à commencer par les objets, apparaît sur fond de saisie de la conscience : ils ne sont donc rien d'autre que conscience.
- Mais alors, [on pourrait aussi bien dire l'inverse:] ayant saisit la conscience sur fond de désir [, par exemple], la conscience apparaît, [de sorte que la conscience et son contenu ou ses objets seraient interdépendants et à égalité].
Si l'on objecte cela, on répondra que la conscience ne dépend d'aucun autre, car elle est conscience, précisément. Voilà pourquoi il est dit mais elle, elle est indépendante. L'idée est que la conscience est précisément le pouvoir de se manifester librement, indépendamment."