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(Anthologie permanente) Boris Wolowiec, Tournures de l'utopie

Par Florence Trocmé


Boris Wolowiec tournures de l'utopieLes éditions Le Cadran ligné publient un nouveau livre de Boris Wolowiec, Tournures de l’utopie.
« La chair a lieu. Le problème reste de savoir si la pensée a lieu. Le problème reste de savoir si le sentiment a lieu. Le problème reste de savoir si la pensée a lieu uniquement à l’instant où elle n’est pas ma pensée, ou si elle a lieu uniquement quand elle est ma pensée. Et savoir si la pensée a le même lieu lorsqu’elle est dite ou non, lorsque je dis la pensée ou je ne dis pas la pensée, lorsque l’autre dit la pensée ou l’autre ne dit pas la pensée, lorsque je sens la pensée ou je ne sens pas la pensée, lorsque je dis la pensée et je sens la pensée, lorsque je dis la pensée sans la sentir, lorsque je sens la pensée sans la dire, lorsque je ne dis pas la pensée et je ne sens pas la pensée. Et savoir encore si la pensée a des lieux différents selon qu’elle montre l’âme ou qu’elle révèle l’esprit, selon qu’elle déclare un sentiment ou qu’elle détruit un sentiment. Où se trouve la pensée ? Où se trouve le sentiment ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment qui se trouve à l’intérieur du corps ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment qui se trouve entre les corps ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée qui se trouve à l’intérieur du corps ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée qui se trouve entre les corps ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur des corps qui se trouvent à l’intérieur des sentiments ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur des corps qui se trouvent entre les sentiments ? Où se trouve la pensée ? Une seule chose apparaît certaine, une seule chose apparaît évidente : le corps ne se trouve pas à l’intérieur de la pensée. »
*
Les lieux où j’ai mangé un sandwich composent une constellation. Ils ne composent pas la constellation d’un visage. Ils composent la constellation d’une gueule, la constellation d’une gueule acharnée, la constellation d’une gueule hyaline acharnée, la constellation d’une gueule sphinge, la constellation d’une gueule hyaline sphinge.
Dévorer un sandwich. Oublier le titre d’un livre. Dévorer un livre. Oublier le nom d’un sandwich.
Savoir lire. Aimer écrire. Chercher son chemin. Trouver l’amour. Chercher l’amour. Trouver son chemin.
Découvrir un monastère cistercien à l’intérieur de la campagne autour de Troyes, là où les nuages donnent le sentiment de toucher le haut des collines comme dans les westerns.
Dans le film L’Année du dragon de Michael Cimino, il y a cet instant que je trouve inoubliable où Mickey Rourke, face à un gangster chinois extrêmement élégant, crie : « I’m a pollack !»
Je me souviens avec précision qu’il y a des livres que j’ai lus en même temps et qui composent ainsi un livre unique. Par exemple Jacques le Fataliste de Diderot et Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, La caverne céleste de Patrick Grainville et Molloy de Samuel Beckett, Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick et Le Mythe d’Icare d’André Comte-Sponville. Il y a aussi des livres que nous lisons en des temps différents et qui provoquent cependant en nous l’impression d’être des jumeaux ou des sosies. Par exemple Madame Bovary de Flaubert et Lolita de Nabokov. Il y a enfin des écrivains aux caractéristiques physiques semblables et qui ont malgré tout des styles intégralement différents. Par exemple Gombrowicz et Proust asthmatiques l’un et l’autre – Gombrowicz qui étrangle les métaphores dans l’œuf, qui assassine les métaphores à mains nues et Proust qui noue, loue et love les métaphores avec des gants.
Les jours comme les nuits où je lisais en même temps Jacques le Fataliste et Alice au pays des merveilles, je ne dormais quasiment pas, seulement une à deux heures par nuit. J’avais la sensation d’évoluer à l’intérieur d’un espace d’anamorphose semblable au rêve. Je me souviens qu’un matin en arrivant au lycée Douanier Rousseau à Laval, je marchais dans la cour et j’ai vu au loin deux jeunes filles qui étaient mes élèves. Elles se trouvaient à plusieurs dizaines de mètres. Ce matin-là il y avait beaucoup de vent. Pendant qu’elles se tenaient ainsi au loin j’entendais malgré tout avec une netteté incroyable chacune de leurs paroles. Je marchais vers elles et elles marchaient vers moi et plus nous nous rapprochions ainsi moins j’entendais ce qu’elles disaient. Ce matin-là le vent avait métamorphosé une conversation de Diderot en une scénographie paradoxale de Lewis Carroll. Et à l’instant où nous nous sommes croisés, je les ai vues me dire bonjour sans les entendre.
La seule fois où j’ai eu une sensation semblable de révulsion de l’espace, c’est au musée de L’Orangerie à Pairs à l’instant où j’ai vu un tableau de Van Gogh au loin. À cet instant les formes visibles qui se tenaient autour de mon corps ont soudain reculé très vite et un fragment bleu nuit du tableau a surgi comme projeté jusqu’à toucher mon visage, jusqu’à m’embrasser à la fois sur la bouche et sur le front. Il y a du vent à l’intérieur des tableaux de Van Gogh. La couleur des tableaux de Van Gogh survient en dehors même des tableaux comme un vent qui souffle l’espace, comme un vent qui souffle l’espace à volonté
Boris Wolowiec, Tournures de l’utopie, Le Cadran Ligné, 2021, 112 p., 15€, pp. 14 et 36-38


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