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(Anthologie permanente) Maria Stepanova, dossier de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Maria stepanova.2jpgS’assemblent les derniers chants,
combattants d’un front spectral :
s’extraient de l’encerclement
deux ou trois refrains fuyant captivité
rallient le point de rendez-vous
effarouchés ils lorgnent.
Comme ils furent racornis,
à quoi bon les hydrater d’eau !
Comme ils sont ensauvagés,
le russe ils ne le parlent plus.
Mais de leurs mains vieillies habiles
offrent des réserves de cartouches
à la clarté de doigts voyants
réassemblent ces « kalashnikovs »
gémissant extirpent des plaies
les lettres profondément incrustées -
enfin à l’aube contournant les avant-postes
ils s’immiscent dans la ville insomniaque.
S’enfoncent dans le silence quand les canons grondent.
S’enfoncent dans le silence quand les muses grondent.
Source : Maria Stepanova, revue Volga, 11-2011. Traduit par Jean-René Lassalle avec l’original russe et des traductions anglaise et allemande.
Собираются последние песни,
Бойцы невидимого фронта:
Выходят из окруженья,
По две-три строки бегут из плена,
Являются к месту встречи,
Затравленно озираясь.
Как они зачерствели,
Уже не размочить водою!
Как они одичали,
Не могут сказать по-русски.
Но старыми, умелыми руками
Они раздают патроны,
До света зрячими перстами
Они «калашников» перебирают,
Извлекают, охнув, из раны,
Глубоко засевшие буквы –
И к утру, обойдя заставы,
Они входят в бессонный город.
И молчат, пока грохочут пушки.
И молчат, пока грохочут музы.
Source : Maria Stepanova, revue Volga, 11-2011.
*
le corps humain
n’est ni savon se dissolvant
en huile embaumée
ni jamais seulement d’un passé
toujours ici il est ainsi que maintenant
sa luisance traversant le bois mort
impossible à détruire sa ténacité
tel un perce-neige il fore
franchissant sillage carboné
ce qui en lui à peine existait
dans sa langueur encagé
ruisselle vers de sombres failles
pour une fois encor s’accomplir
cette vie neuve rejaillira quand plus ne l’attendras
nul ne sait quelle forme on en rencontrera
Source : Maria Stepanova : Spolia, Novoe Izdatel’stvo, 2015. Traduit par Jean-René Lassalle avec l’original russe et des traductions anglaise et allemande.
человеческое тело
не расходится как мыло
в напомаженной воде
оно никогда не бывает было
оно всегда сейчас и где
оно светимо сквозь валежник
его уничтожить мудрено
оно пробьется как подснежник
сквозь углеродное пятно
и все что в нем едва существовало
но изнывало взаперти
рванется в черные провалы
чтобы опять произойти
новая жизнь восходит когда не чаешь
знать не можешь чем ее повстречаешь
Source : Maria Stepanova : Spolia, Novoe Izdatel’stvo, 2015.
*
vois, les esprits se joignent à ton chevet
citant la langue du léthé
tireli ti, comment est-on dans ce corps-ci ?
quel désir de vie ?
or j’ai souri
il m’a dit : marusha
marusha, tiens-toi ferme
et sur la pente on s’envola
nonvembre
avide mois dénué de cheval
chasse du limon mort
les paysans rivés aux champs
vaches et chiens, charriant leurs ossements
englouti le sac postal
la cuillère en fer-blanc
ruisseaux soufflant le vif-argent vers l’embouchure
jadis cassecou vers la foire trottait
mourut de froid sur la steppe le cocher
alors le boyard bang-bang se suicidant
un wagon emporta le lieutenant
un grec d’odessa, un juif de varsovie
le jeune cornette et le major chenu
l’apprenti-mousse
gastello l’aviateur
tous ceux qui en ce pays perdirent leur vie
surgie de l’eau visqueuse à surface tiédie
par nuit de mai l’ondine-niant-noyée
s’impliqua pieds nus mouillés ruant
son corps noir scintillait une chemise blanche flottait
maman, maman est-ce toi ? aliocha, je ne le sais pas
o hirondelle, hirondelle est-ce bien elle ? depuis longtemps s’est envolée, ami
Source : Maria Stepanova : Spolia, Novoe Izdatel’stvo, 2015. Traduit par Jean-René Lassalle avec l’original russe et des traductions anglaise et allemande.
видишь, духи собралися у постели,
залетейскими цитатами кивая:
тили-тили, говорили, как там в теле?
чем живая?
я улыбалась
он мне сказал: марусь
крепче держись марусь
и мы полете
Неябрь
безлошадный месяц несытый
гонит из мертвой глины
крестьян, к земле прикрепленных
собак и коров, полегших костьми
затонувшую почту
железную ложку
ручьи, несущие к устью ртутное серебро
ехал на ярмарку ухарь
ямщик во степи замерзал
помещик пиф-паф застрелился
вагон офицера увез
грек из одессы еврей из варшавы
юный корнет седой генерал
мальчик-юннат
летчик гастелло
каждый кто здесь помирал
вышла из вязкой воды, из верхнего теплого слоя
майскою ночью утоплен-ни-ца и за дело взялась
быстро все опрокинула сырым босиком натоптала
черным телом светила белой сорочкой мела
матушка, матушка, ты? сама я, алеша, не знаю
ласточка, ласточка – та? та улетела, мой друг
Source : Maria Stepanova : Spolia, Novoe Izdatel’stvo, 2015.
Maria stepanovaMaria Stepanova est une poète russe née en 1972 à Moscou qui choisit d’être journaliste pour assurer son autonomie économique, et elle a réussi à créer un des rares médias d’information indépendant de son pays, le site internet culturel Colta.ru. Elle dit tenter de séparer ses deux professions, qui s’influencent cependant. Avec la densité rythmique et élégiaque d’un Joseph Brodsky (en vers souvent rimés, comme dans une grande partie de la poésie russe même contemporaine), la conscience éclatée et hallucinée de Marina Tsvetaïeva, et la composition chorale de voix multiples comme chez l’essayiste littéraire Svetlana Alexeïevitch, la poésie de Maria Stepanova se développe, quasiment sans moi lyrique, en cycles longs brossant un portrait moderniste de « Terre vaine », empathique et critique, d’une Russie immense brassant les vies. En Russie elle est donc aussi une des poètes marquantes et a reçu de nombreuses distinctions dont le sophistiqué Prix Andreï Biely. Dernièrement elle s’est essayée à la prose et c’est son roman mélancolique aux archives morcelées qui favorise sa reconnaissance internationale (En mémoire de la mémoire, qui devrait paraître en français chez Stock), lui permettant de sortir à l’étranger pour faire des lectures de poésie ou des conférences universitaires. Elle semble néanmoins se voir essentiellement comme poète, entretissant diverses musiques de langage, de la comptine aux discours soviétiques en passant par les chants populaires ou de multiples références littéraires et quelques atonalités de poètes expérimentaux, et elle pense la poésie comme un instrument idéal de résistance intérieure à un monde régulièrement menaçant (dans son déroulement historique ou sa politique actuelle).
Ce modeste dossier se veut un hommage à Maria Stepanova ainsi qu’une possibilité de lui donner lecteurs/trices dans L’Anthologie permanente de Poezibao.
On continuera évidemment en la lisant en français grâce à ses traductrices russophones professionnelles comme Hélène Henry qui a publié une anthologie des poèmes de Stepanova aux Editions Jean-Michel Place.
Bibliographie sélective :
Проза Ивана Сидорова, Novoje Izdatelstvo, Moscou 2008 (La prose d’Ivan Sidorov)
Relocations : Three Russian Women Poets, Zephyr 2013 (bilingue russe-anglais)
Spolia, Novoje Izdatelstvo, Moscou 2015
Памяти памяти, Novoje Izdatelstvo, Moscou 2017 (En mémoire de la mémoire, roman)
Старый
мир. Починка жизни, Novoje Izdatelstvo, Moscou 2020 (Vieux monde)
Traduction en français :
Le Corps revient, Editions Jean-Michel Place 2019, traduit par Hélène Henry
D’autres traductions en français de Maria Stepanova se trouvent dans La Revue des Belles-Lettres (Genève 2019/2) et dans le livre Anthologie de la poésie russe du début du XXIe siècle aux Editions YMCA-Press (2020).
Sitographie :
Un court essai de Maria Stepanova écrit en réaction à la guerre en Ukraine, traduit en français par Marion Graf (ouvrir le pdf sous la présentation)
Long entretien en anglais avec Maria Stepanova à l’Université de Stanford
Vidéo de 5 minutes en russe et anglais de Maria Stepanova avec sa traductrice Sasha Dugdale
Choix, présentation et traductions de Jean-René Lassalle


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