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Passe sanitaire

Par Tobie @tobie_nathan

Un soupçon de différence

par Tobie Nathan 

publié le 23 septembre 2021  dans Philosophie-Magazine N°153 — octobre 2021

Passe sanitairepublié le 23 septembre 2021  dans Philosophie-Magazine N°153 — octobre 2021

Difficiles à comprendre, tous ces rassemblements « anti-passe sanitaire », qui ne redoutent ni la chaleur estivale, ni le froid, ni la pluie. Les manifestants avancent trois types d’arguments. Certains disent que le gouvernement prend des risques inconsidérés en imposant le vaccin, qu’il joue à la roulette russe avec leurs vies et celles de leurs enfants. D’autres que ces mesures sont liberticides, ne laissant pas le citoyen décider de se faire vacciner s’il le souhaite. D’autres, enfin, un brin complotistes, redoutent que leurs données personnelles, notamment médicales, finissent par être exploitées par de grands laboratoires pharmaceutiques, voire viennent alimenter de grosses bases de données, contribuant ainsi à la puissance des big data. 

Une histoire pourrait peut-être permettre de saisir un peu mieux le motif profond de cette colère populaire. Ce récit est antique. C’est celui d’un héros mythique de la Bible, Jephté, dixième Juge d’Israël. Fils de Galaad et d’une prostituée, rejeté par ses demi-frères, il erre un temps, chef de bande à travers les montagnes. Lorsque les Ammonites (peuple vivant à l’est des royaumes d’Israël et de Juda) déclarent la guerre aux Hébreux, les siens se souviennent de lui. C’est ainsi que Jephté, du fait de sa vaillance, est choisi pour diriger l’armée et emporte la victoire. Les hommes de la tribu d’Ephraïm, jaloux et exigeant leur part du butin, lui font la guerre à leur tour. Nouvelle bataille, nouvelle victoire de Jephté. Alors que les Ephraïmites battent en retraite, il les arrête sur les rives du Jourdain, décidé à les éliminer jusqu’au dernier. Et lorsqu’un fuyard veut néanmoins passer, les gens de Jephté lui demandent : « Es-tu d’Ephraïm ? » « Bien sûr que non », ment le fuyard. On lui demande alors de prononcer le mot « schibboleth » [« épi », « branche »]. Or les gens d’Ephraïm ne savent pas prononcer le son « ch ». Ils disent donc : « Sibboleth », signant là leur origine et leur arrêt de mort. Selon le Livre des Juges (12, 4-6), 42 000 Ephraïmites périssent ce jour-là sur les rives du Jourdain.Les troupes des descendants de Galaad et celles de la tribu d’Ephraïm parlaient la même langue – c’étaient deux tribus cousines. Il était clair que les gens de Jephté avaient besoin d’un signe de reconnaissance immédiat, qui puisse, y compris en pleine nuit, distinguer cet étranger pas si différent – juste une petite différence.

Passe sanitaire
Moderne Schibboleth

Depuis, le mot schibboleth est devenu un nom commun, signifiant « signe secret permettant de reconnaître un étranger cherchant à se faire passer pour un familier ». Il y a eu depuis bien d’autres exemples dans l’histoire, comme celui de ces Allemands qui, durant la Première Guerre mondiale, cherchaient à se faire passer pour des Alsaciens. Le chanoine Wetterlé inventa alors son schibboleth pour les reconnaître. Il eut l’idée de leur présenter un parapluie en leur demandant : « Qu’est-ce que c’est ? » Les Souabes répondaient : « Regenschirm », les Badois : « Schirm » ; seuls les Alsaciens répondaient : « Barabli ! » 

C’est donc cela, le passe sanitaire, une sorte de schibboleth permettant d’identifier à coup sûr cet étranger cherchant à se faire passer pour un familier, un non-vacciné pour un vacciné. Pour ma part, cette sensation d’être un étranger démasqué, je l’ai ressentie cet été dans le café d’une petite ville de Bourgogne. J’avais présenté mon passe, et la machine avait affiché : « Invalide ». J’ai recommencé. Même réponse. J’ai regardé le garçon et j’ai eu l’impression que son regard était sévère. J’étais attrapé ; je vivais l’opprobre dans le regard des autres et risquais un procès-verbal, voire une amende… En vérité, c’était la machine du garçon qui avait « buggé ». Il avait omis une mise à jour. 

C’est alors que j’ai compris la colère populaire. Les manifestants semblent redouter l’installation d’une société du soupçon. Mais eux-mêmes deviennent soupçonneux à leur tour. À schibboleth, schibboleth et demi ! 

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