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l'écorchure qu’on a au coude, ou l’ulcère qui vous mange le foie. ( Victor Hugo )

Par Jmlire

l'écorchure qu’on a au coude, ou l’ulcère qui vous mange le foie. ( Victor Hugo )Danton, Marat et Robespierre réunis au cabaret de la rue du Paon. Dessin de Diogène Maillart, musée Carnavalet, 1876.

" Danton venait de se lever ; il avait vivement reculé sa chaise.

- Écoutez, cria-t-il. Il n'y a qu'une urgence, la République en danger. Je ne connais qu'une chose, délivrer la France de l'ennemi. Pour cela tous les moyens sont bons. Tous ! tous ! tous ! quand j'ai affaire à tous les périls, j'ai recours à toutes les ressources, et quand je crains tout, je brave tout. Ma pensée est une lionne. Pas de demi-mesures. Pas de pruderie en révolution. Némésis n'est pas une bégueule. Soyons épouvantables et utiles. Est-ce que l'éléphant regarde où il met sa patte ? Écrasons l'ennemi.

Robespierre répondit avec douceur :

- La question est de savoir où est l'ennemi.

- Il est dehors, et je l'ai chassé, dit Danton.

- Il est dedans, et je le surveille, dit Robespierre.

- Et je le chasserai encore, reprit Danton.

- On ne chasse pas l'ennemi du dedans.

- Qu'est-ce donc qu'on fait ?

- J'y consens, dit à son tour Danton.

- Je vous dis qu'il est dehors, Robespierre.

- Danton, je vous dis qu'il est dedans.

- Robespierre, il est à la frontière.

- Danton, il est en Vendée.

- Calmez-vous, dit une troisième voix, il est partout ; et vous êtes perdus.

C'était Marat qui parlait.

Robespierre regarda Marat et repartit tranquillement :

- Trêve aux généralités. Je précise. Voici des faits.

- Pédant ! grommela Marat.

Robespierre posa la main sur les papiers étalés devant lui et continua :

- Je viens de vous lire les dépêches de Prieur de la Marne. Je viens de vous communiquer les renseignements donnés par ce Gélambre. Danton, écoutez, la guerre étrangère n'est rien, la guerre civile est tout. La guerre étrangère, c'est une écorchure qu'on a au coude ; la guerre civile, c'est l'ulcère qui vous mange le foie. De tout ce que je viens de vous lire, il résulte ceci : la Vendée, jusqu'à ce jour éparse entre plusieurs chefs, est au moment de se concentrer. Elle va désormais avoir un capitaine unique... - Je continue de résumer les dépêches. La guerre de forêt s'organise sur une vaste échelle. En même temps une descente anglaise se prépare ; Vendéens et Anglais, c'est Bretagne avec Bretagne. Les hurons du Finistère parlent la même langue que les topinambours du Cornouailles... Quand l'insurrection paysanne sera complète, la descente anglaise se fera... Dans quinze jours on aura une armée de brigands de trois cent mille hommes, et toute la Bretagne sera au roi de France.

- C'est-à-dire au roi d'Angleterre, dit Danton.

- Le roi de France est pire. Il faut quinze jours pour chasser l'étranger, et dix-huit cents ans pour éliminer la monarchie...

Mais Danton était tout à sa pensée.

- Voilà qui est fort ! s'écria-t-il, voir la catastrophe à l'ouest quand elle est à l'est. Robespierre, je vous accorde que l'Angleterre se dresse sur l'Océan ; mais l'Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l'Italie se dresse aux Alpes, mais l'Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand ours russe est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans...

- Vous avez chacun votre dada, dit Marat ; vous, Danton, la Prusse ; vous, Robespierre, la Vendée. Je vais préciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai péril ; le voici : les cafés et les tripots. Le café de Choiseul est jacobin, le café Patin est royaliste, le café du Rendez-Vous attaque la garde nationale, le café de la Porte-Saint-Martin la défend, le café de la Régence est contre Brissot, le café Corazza est pour, le café Procope jure par Diderot, le café du Théâtre-Français jure par Voltaire, à la Rotonde on déchire les assignats, les cafés Saint-Marceau sont en fureur, le café Manouri agite la question des farines, au 250 café de Foy tapages et gourmades, au Perron bourdonnement des frelons de finance. Voilà ce qui est sérieux...

Marat souriait toujours. Sourire de nain, pire qu'un rire de colosse.

- Vous moquez-vous, Marat ? gronda Danton..."

Victor Hugo, extrait de : "Quatre-vingt-treize", 1874.

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