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(Note de lecture), Pierre Vinclair, vie du poème, par Sébastien Dubois

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Pierre Vinclair, vie du poème, par Sébastien DuboisLe livre de Pierre Vinclair est passionnant. D'autres ont déjà beaucoup parlé, ailleurs, de cette visite guidée dans la manufacture du poème, ou plutôt du livre de poésie - le tour du château, de la cabane parce que Pierre Vinclair ne veut pas entendre parler des grandes orgues de la Littérature. Le plus passionnant peut-être, c'est la cohérence de cette marche à travers (malgré) les accidents qui la font dévier - des rencontres (à l'origine de la revue Catastrophes), des lectures comme lire Ratliff sur Coltrane (1) alors qu'on est à Milan. Et des outils techniques : pourquoi on choisit le sonnet, ou l'épopée, pourquoi le livre de Pierre Vinclair Sans adresse (2) est construit justement sur le dialogue avec ses proches. Deux leitmotiv guident le lecteur dans sa visite : le poème doit être porté par un projet aussi bien intellectuel qu'existentiel ; le poème n'est pas un bijou clos sur sa propre splendeur, un camée, il doit parler à quelqu'un. D'où le refus à la fois de la figure du poète inspiré, et du poète enfermé dans son langage - du poète seul avec sa langue, pour reprendre le mot connu de Friedrich (3) sur la poésie moderne. Conclusion : le projet ne peut être que personnel parce qu'il incarne une recherche individuelle, qui n'exclut pas (au contraire) l'échange, et parce qu'il n'existe finalement que dans les accidents (Coltrane à Milan) qui précipitent tel ou tel choix, y compris tel choix formel : " quant à ceux qui ont le sentiment et parfois le désir d'illustrer un courant c'est, à l'évidence, au détriment de leurs livres ". Vie du poème raconte une poétique, ce qui fait que le livre se lit " comme un roman ".
La définition que donne Pierre Vinclair du projet poétique le fait s'interroger sur les pouvoirs du poème, à ce que le poème peut faire - ou pas. La question hantait déjà La Sauvagerie et Agir non agir (4), elle hante à vrai dire tous les livres de Pierre Vinclair. C'est que le projet moderne n'a pas abouti ; la révolution par la littérature n'a pas eu lieu. On nous l'a assez dit. Pierre Vinclair cite Pound qui voulut " refonder l'État " (au pire, dans le fascisme) : " ses Cantos ne sont pas une figure flottante dans le ciel éthéré de l'histoire littéraire, à laquelle on pourrait faire ou faire faire des choses. Il n'y a rien à redresser, rien à reprendre. Dans quel monde pur d'idées de telles représentations pourraient-elles être effectives [...] Voilà l'effet maximal (le nom d'une brasserie) que peut avoir un livre, sur le monde 1] " (p. 83-85). Le livre donne une théorie du poème (ou bien le problème du poème, qu'il faut résoudre) sur le modèle du tétraèdre " dont la base (pensées - langage - choses) est musique et dont le squelette (qui relie cette base à l'Être) est signification ". Théorie, mais théorie pratique ; de toute façon, la théorie est toujours pratique, on n'agit qu'avec des idées de même qu'il y a toujours des idées dans la plus petite de nos actions - acheter une baguette bio, acheter un livre sur Amazon ou chez son libraire. Pierre Vinclair reprend alors la distinction des trois mondes de Popper. Le premier est le monde objectif, le " réel " si l'on veut, le deuxième le monde subjectif (incluant donc le goût), et le troisième le monde des idées et des théories. La littérature (le poème, Pierre Vinclair n'aime pas ce mot de littérature à cause de la majuscule qu'on y entend même quand elle n'y est pas) ne sort pas du monde 2 ; elle n'a pas le pouvoir d'agir sur le monde sinon dans la conscience du lecteur (et du chemin qu'elle fait parcourir à son auteur). On sait avec les sciences sociales deux choses. Un : la subjectivité n'est jamais individuelle, elle est toujours déjà partagée, collective (c'est peut-être l'erreur de Popper). Deux : les idées et les formes venues des " humanités " comme on disait autrefois (la littérature, les arts, la philosophie) se solidifient dans la vie sociale, la démocratie, le marché (qui lui aussi est une idée) ou l'antisémitisme (pour le pire) : c'est bien pourquoi Pound est emprisonné. Il ne refonde pas l'État ; mais il propage une maladie symbolique, ou ce qui pour la démocratie est une maladie (et heureusement). Une maladie aux symptômes bien " réels " : les mots, les images, font faire aux hommes des choses. On n'a cessé avec les sciences sociales d'étudier le pouvoir des représentations. C'est là que je ne suivrai pas Pierre Vinclair : la poésie aussi " produit des opérations dans le monde des idées ", dans certaines situations (au sens de Sartre) plus que d'autres certainement ; pour en rester à l'État, l'idée opérationnelle que nous avons doit beaucoup aux écrivains des Lumières (évidemment), mais à Ronsard et du Bellay aussi. C'est que nous sommes des animaux symboliques, dès les aurochs de Lascaux qui sont tout sauf la peinture naïve d'animaux aperçus derrière un buisson. Nous avons donc la Littérature au sens où la définit Pierre Vinclair, c'est-à-dire la guirlande des noms d'écrivains dans la frise chronologique qui trône dans la salle du collège ; la littérature ; c'est en quelque sorte l'écriture transformée en identité collective (pour le pire comme le meilleur, là aussi), et on est pris dans ce filet quand bien même on voudrait en sortir. Si la littérature est une forme de religion - on entrait chez Leconte de Lisle comme à une mosquée, disait Coppée - c'est parce que elle s'y adore elle-même (Durkheim). En tout cas elle s'y voit, et il le lui faut, sinon elle implose. Bien sûr les poètes ont le sentiment de parler un peu dans le vide aujourd'hui, il n'y a pas beaucoup de lecteurs (mais y en eut-il jamais beaucoup ?) ; le projet " moderniste " ou avant-gardiste a échoué s'il lui fallait la révolution pour réussir, les poètes français aujourd'hui ne peuvent pas être Éluard sous l'Occupation, ou Mahmoud Darwich pour les Palestiniens. La poésie, et avec elle la langue, les idées, les formes, se diffuse selon des voies qui nous restent pour partie à découvrir, où on va parfois de surprises en surprises, de sorte qu'on ne sait pas bien ce qu'un poème écrit aujourd'hui fera demain ; les représentations agissent souterrainement, avec effet-retard parfois ; ou bien elles disparaissent sans crier gare. Rimbaud n'imaginait sans doute pas qu'il serait une sorte de bréviaire de la liberté pour des générations d'adolescents. Le poème, comme le dit Pierre Vinclair, est donc un rite, une cérémonie. Qui ne tourne pas en vain. L'écriture contre la Littérature dit Pierre Vinclair, sans doute pour le poète d'un point de vue éthique qui est aussi l'objet (on voudrait même dire le sujet) de son livre ; mais tous les États enseignent leur littérature, la protègent comme les arts ou le cinéma, et ils ont donc à cela de bonnes raisons. On dira que la chose est plus vraie encore en France qu'ailleurs, que la littérature plus qu'ailleurs y a été un moteur de la vie sociale et même politique, c'est la thèse d'Alain Vaillant par exemple ou de Pierre Lepape ; peut-être, et là encore pour le meilleur comme pour le pire. Qu'on n'y voie pas un aveu total d'impuissance : l'histoire littéraire s'écrit, et même si elle est un peu raide parce que les siècles ne se manipulent pas bien, qu'il y a une force d'inertie, elle peut se réécrire, elle a été réécrite : les représentations n'existent qu'à condition qu'on les fasse exister. Le livre de Pierre Vinclair est passionnant parce qu'il pose toutes ces questions-là, au-delà du (formidable, nécessaire) récit de la manufacture du poème.
Sébastien Dubois

Pierre Vinclair, Vie du poème, Labor et Fides, 2021, 192 p., 17€
[1] Ben Ratliff, Coltrane. The story of a sound, Farrar Strauss and Giroux, 2007.
2 Pierre Vinclair, Sans adresse, Lurlure, 2018.
3 Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, 1999.
4 Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, 2020 et Agir non agir, Corti, 2020.

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