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(Note de lecture), James Sacré, Broussaille de bleus, par Stéphane Lambion

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), James Sacré, Broussaille de bleus, par Stéphane LambionChacun son bleu : Jean-Michel Maulpoix en a écrit une histoire, Michel Pastoureau une autre, voilà que James Sacré se frotte à la sienne. Broussaille de bleus est un livre en deux parties : une première série de trois textes numérotés qui donne son nom à l'ensemble du recueil (mais ne compte que six pages) et une seconde série de quatre textes titrés dont le dernier donne son nom à la série : " Relation paysages " (couvrant seize pages). Au premier abord, il peut sembler étonnant que le recueil prenne le titre de la première partie alors que la seconde est presque trois fois plus longue et qu'au cours de la lecture, elle prend davantage d'importance que la première dans la mesure où elle agit comme une clarification de ce qui n'était qu'esquissé au début.
Pourtant, en choisissant de placer " Broussaille de bleus " en premier, James Sacré évite de produire une œuvre trop frontalement théorique : bien avant de déclarer dans la deuxième partie du livre que " Le poème ne peut plus que penser dans l'abstrait / À ce paysage qui s'en va / Dès qu'il croit poser ses mots dessus. " (p. 46), le poète demande simplement dans la première partie : " faut-il jamais croire à du bleu ? " (p. 20).
Le bleu des " broussailles " qui ouvre le recueil apparaît donc comme une entrée en matière vers la question centrale - l'impossibilité à dire les paysages - et semble être une preuve empirique de cet échec. En effet, tout s'emmêle autour du bleu, comme ces " lilas bleus des Deux-Sèvres " qui " ont noué le monde en un seul bouquet " (p. 23) et deviennent ainsi une unité de mesure universelle où temps et mémoire sont confus, confondus dans le bleu qui va parfois jusqu'à se trouver des qualificatifs sans référent : " Bleu fougereuse peut-être que ça n'existe pas. " (p. 19).
Et pourtant : " Écrire s'image raconter, dire et donner à voir / Feuillages et couleurs d'où on est passé " (p. 31). Mais cela est un leurre, et la deuxième partie du livre apparaît comme le constat de l'impossibilité à dire les paysages. Le lecteur est alors placé dans une position étonnante car cet échec n'empêche en rien le poète d'adopter un ton léger, presque enjoué, bien loin de la frustration et de la douleur qu'un tel échec provoque chez Jaccottet par exemple.
Il semblerait, chez James Sacré, que l'impossibilité à dire les paysages ait une origine quasi sémiotique :
" Et quand tu regardes ton poème
Tu vois autant que tu les entends
Plutôt la forme et le bruit des mots.
Leur sens et les images qui les accompagnent
Sont du silence et le plus grand flou, même
Si tu fais semblant de saisir et de comprendre.
Tu pourrais par exemple dire :
Ah, le beau paysage de mots !
Mais sans odeur, et pas de gestes qu'on pourrait faire
Dedans. " (p. 38)
Autrement dit, la poésie - en tant que travail sur les mots - ne peut dépasser ces derniers pour atteindre quelque chose de plus réel, cela même qu'elle essaye de désigner. " Quels paysages reviendraient dans le courant d'une écriture ? / Un poème fait son bruit de poème, son bruit de poème. " (p. 43) et il ne peut être autre chose qu'un " nœud d'encre et de lettres / Comme un signe abstrait de peinture " (p. 45).
Pour autant, cette dernière, même quand elle est n'est pas qu'un signe abstrait, ne parvient pas davantage à rendre le paysage : " Le paysage disparaît dès qu'on le figure : / [...] Formes et couleurs sont devenues surtout / Des manières de peindre et d'arranger des motifs " (p. 33). En effet, si le poète semble plus enclin à octroyer à la peinture une capacité à rendre un paysage, elle n'y parvient pas pour autant : aussitôt que l'on passe quelques instants devant une toile, l'œil en repense les éléments " Dans une autre disposition : le paysage a disparu / Fut-il jamais là au bout d'un pinceau ? " (p. 37).
Mais alors, les poèmes de James Sacré (et les dessins de Jacquie Barral qui l'accompagnent) sont-ils inutiles, puisqu'ils sont condamnés à manquer leur cible ? Non, et ce pour deux raisons : premièrement, un paysage ne peut de toute façon pas être décrit en soi ; il l'est forcément dans sa relation à celui qui le regarde - peut-être est-ce là le sens du titre " Relation paysages ". Si le poète semble regretter que devant un paysage peint, on soit contraint de " di[re] seulement / Ah, c'est un Corot, un Cézanne, un Breughel " (p. 33), peut-être n'est-ce pas un problème dans la mesure où ledit paysage, médié par une vision individuelle, prend une valeur nouvelle - et ainsi " L'œil s'en va dans un rêve du Lorrain, s'oublie / Dans un jardin de Matisse ou de Bioulès. " (p. 33). Enfin, la deuxième raison pour laquelle l'entreprise de James Sacré n'est pas vaine est une raison plus simple, plus fragile et plus belle ; c'est le dernier poème du livre qui nous la livre :
" Tu as beau dire et t'inquiéter
Il y a toujours, au bord de tes yeux,
Un paysage à regarder, tu l'aimes
Ou pas, tu lui donnes un poème
Ou crois qu'il t'en donne un ;
Tu ne peux pas dire qu'il n'y a rien :
La colline est trop belle dans son printemps, trop beaux
Les érables vers le dix octobre
Dans la campagne de la Nouvelle-Angleterre.
Tu montres l'énigme que tu ne comprends pas :
Peut-être, ou peut-être pas. " (p. 50)
Au fond, peu importe que l'entreprise soit vaine : elle l'est sans doute, mais le paysage n'en impose pas moins sa nécessité à être dit, sa beauté n'en appelle pas moins à être dite. Alors, malgré tout, on prend la plume, on prend le pinceau, et on essaye.
Stéphane Lambion

James Sacré, Broussaille de bleus, Le Réalgar, 2021, 60 p., 12€ (avec des dessins de Jacquie Barral)


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