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(Notes sur la création), Bernard Noël, Treize cases du je

Par Florence Trocmé

Bernard Noël  treize cases du jeL’écriture fragmentaire, telle que vous l’aimez, est-ce un travail intellectuel, à froid, ou est-ce une révélation spontanée, ou les deux ? « J’écoute, je ne dirige rien », avez-vous écrit. Vous parlez aussi de rupture, d’« à vif ». Croyez-vous que cette rupture doive se marquer dans la disposition des vers, dans leur figure graphique ?
L’écriture est un travail, mais reste à savoir sur quoi. Un travail pas seulement sur la langue, mais sur le corps. Je crois que l’écriture est la pensée du corps. Cela est plus facile à dire qu’à décrire. Mon écriture consiste justement à travailler à cette description. J’en suis donc réduit à renvoyer à ce travail. Je n’aime pas plus une écriture fragmentaire qu’une écriture « globalisante », mais sans doute ai-je cru, un temps, que le fragment était plus près du vrai — plus près parce que l’à pic sur lequel il s’achève est à l’image de la vie coupée net par la mort. Quant aux poèmes, si j’y pratique systématiquement la rupture, c’est pour la même raison, mais également par dérision à l’égard du sens et de tout l’ancien arsenal métaphysique (en particulier celui dont j’ai hérité et que j’ai cultivé). Cette rupture, il n’est pas nécessaire de la marquer typographiquement pour la faire exister vivement. On a beaucoup abusé des blancs : les blancs ne suffisent pas plus à faire un poème que quatorze vers ne suffisaient à faire un sonnet. Et cependant, la disposition graphique est importante, pour l’œil et à la lecture pour l’oreille, car le texte poétique est musique et dessin (image). Je ne suis même pas loin de penser que le poème est un idéogramme — une série d’idéogrammes discrets. En tout cas, pour être, la poésie doit avoir une existence organique, donc disposer d’un organisme différencié.
Le regard poétique, « œil » immense ? Comment le poète Bernard Noël voit-il ?
Le regard poétique, c’est sans doute le moment où tout le corps devient chambre noire. Je sais que je n’écris rien qui ne soit passé d’abord par cette chambre, avant de se développer en mots. Je n’écris d’ailleurs rien sans le voir d’abord, à tel point que l’écriture est une espèce de traduction du regard, mot à mot. Mon travail : un travail sur l’image dans et à travers le corps.
Vous refusez tout système. Vous refusez donc que la poésie soit un savoir.

Je ne refuse rien : je regarde. Et ainsi, j’apprends
j’apprends qu’il n’y a rien à savoir. Mais comme les cercles que font les mots à la surface du vide sont beaux ! On dirait qu’ils font respirer ce vide, qu’ils l’animent. Et que le savoir se lève, tout à coup, comme la lune sur la mer...
(Entretien de Bernard Noël avec André Miguel in Treize cases du je, Textes/Flammarion, 1975, p. 104-105.)
Contribution de Nicole Martellotto.


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