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(Note de lecture), Jean-Paul Michel, Un cri, chose et signe, par Gilles Jallet

Par Florence Trocmé


JpmJe me rappelle très bien ce soir-là, le 15 novembre 2020, quand dehors le jour s’éclairait encore des derniers feux rougeoyants du soleil, et que la pénombre recouvrait déjà l’intérieur des murs de ma pièce de travail, je reçus, accompagné d’une seule ligne me remerciant de l'attention que je pourrais donner à cette étrange « prose brisée », le texte de Jean-Paul Michel intitulé « Un cri, chose et signe. » Ce texte répondait, sans volonté de répondre à tout prix, à une demande formulée quelque temps plus tôt, pour le premier numéro de la revue Avant midi, chez l’éditeur Monologue. Et je dois dire que Jean-Paul Michel eut alors la courtoisie qu’on lui connaît de décaler quelque temps le projet d’une édition bilingue de son texte pour nous permettre de le publier en avant-première. Qu’il en soit ici remercié. C’est ce même texte qui reparaît aujourd’hui en version bilingue, dans la traduction et avec une postface de Michael Bishop, aux éditions VVV, à Halifax. Recevoir un texte de cette nature, c’est un peu comme si parvenait dans votre boîte à lettres Le Poème de Parménide, au sens où il s’agit d’un grand texte de philosophie et de poésie. « Prose brisée » plutôt que poème, ainsi que Jean-Paul Michel aura tenu à l’écrire, en y mettant toutefois des parenthèses : « (Une prose brisée) ».
De même qu’il y eut une « Nuit de feu » de Blaise Pascal et « La nuit de Gênes » de Paul Valéry, il y aurait une « Nuit d’Ithaque » de Jean-Paul Michel que celui-ci date très précisément du 1er août 1996 : « Frikes, Ithaque, 01.08.96, sur le balcon de fer (environ 4h-5h de la nuit) ». Un cri (est) « chose et signe », selon une double terminologie ontologique qui renvoie à l’indétermination du « cri » dans l’oubli et le retrait de l’être, que signale dans le titre l’absence de la copule « est ». D’emblée, il est dit que « [Le fou parle :] » (les crochets sont de l’auteur). « Le fou », il est celui dont la parole n’est pas consciente de son savoir, ou pour le dire plus familièrement : « le fou ne sait pas ce qu’il dit ». Mais s’il parle, ce n’est pas pour ne rien dire, c’est parce qu’il est exposé face à ce qui ne peut être su ; et s’il est fou, c’est d’être en face de « l’être même en son propre séjour ». Cette condition de l’homme, face à l’être sans limite, est insupportable. C’est son né-ens (« ce qui est sans limite »), autrement dit son néant. Devant l’être illimité, face au néant, demande le fou, « sans mots que pourrions-nous ? » La flèche est lancée aussi haut que possible en direction de l’être, reprise par une seconde flèche, car il serait naïf de croire que, même d’un cri, la simple « voix humaine puisse atteindre à ce qui, à ce point, l’ignore. »
Un cri n’atteint pas à « l’être en son propre séjour », tout au plus peut-il « faire signe vers » ce qui, sans limite, déborde la voix humaine : faire signe vers, c’est-à-dire « saluer ». En quelques lignes, l’ascension du poème de Jean-Paul Michel gagne une vitesse assez prodigieuse, qu’il serait imputable au seul commentaire de ralentir, car aussitôt il tire de son carquois une troisième flèche, qui monte encore plus haut dans le questionnement de l’être : « D’où venue, pourtant, cette voix, sinon même « de ce qui est » ? Et le poème lui-même comme un cri jaillit de ce qui, vide de sens et vide de douleur, « se tient dessous » (au sens littéral de « subsister »), en l’absence presque de parole, pour couper en deux le silence. Le cri appartient à la présence de l’être, autrement dit à « l’être-là », dans une référence explicite à Heidegger (le Dasein). Le cri, « [Non pas sans être, donc.] » écrit Jean-Paul Michel – c’est bien le Dasein lui-même – se saisit comme « chose et signe » dans une parole étranglée pour répondre, si possible, au retrait immémorial de l’être, « car il est tout notre être et tout notre  » (Gérard Granel).
Comme le notait divinement Jean-Marie Pontévia*, « l’antagonisme du style et du cri », sauf à être naïf, ne date pas d’aujourd’hui. C’est toute la différence entre « voir » et « montrer » : là où le style ne fait que montrer (faire signe vers), le cri aurait le double sens de voir et d’apparaître. Aussi haut que s’élève la triple flèche de la croyance, parvenue à sa pointe, il faut qu’elle retombe en « déraison » et « doute » – dans cette nuit d’Igitur – « sous la faible lueur, depuis le balcon de fer d’une île posée dans l’inconnu par le feu de la Terre... » Le Dasein n’indique pas ce qu’est le cri, mais il montre seulement le cri en ce qu’il n’est rien, et par conséquent, rien non plus qu’il y ait à savoir. Nuit d’angoisse, au sens existential du terme, dans la nudité formelle et matérielle du monde, qui exclut non seulement toute parole articulée [le cri], mais encore la symbolique, même muette, de « quelques Voix de vérité plus qu’humaine ? – Leur ardeur candide nous tire des larmes. » (Jean-Paul Michel). Impossible à saisir le cri jusqu’à cet instant qui « me glace », et c’est peut-être là, dans cet instant mortel justement, qu’arrive le point culminant de cette « prose brisée » qu’est le poème, sa beauté foudroyante, quand apparaît le cri, dans un « voir » (non plus le signe, mais la chose même) qui le désigne à la vérité de l’être :
« le cri
d’un oiseau que vient de saisir un chat, dans le noir,
coupant ma phrase d’un sursaut mortel, mu
sicalement terrible. Là. »
Dans une postface remarquable intitulée « Oser répondre » au poème de Jean-Paul Michel, Michael Bishop invoque la puissante peinture de l'artiste norvégien Edvard Munch Le Cri (en norvégien : Skrik) : « Cri, sûrement, là, devant le choc de la mort surgie de nulle part de cet oiseau étranglé, déchiré, entendu dans la nuit du 1er août 1996... » Ce qui est dit là suppose deux prémisses : la première, qu’il n’y a de parole poétique que là où la phrase est coupée d’un « sursaut mortel » qui fait retour à la chose perçue, « musicalement terrible » ; et la seconde, que cette coupure dans la phrase, quand bien même le cri serait musicalement tu (au sens mallarméen), est une ouverture, qui excède le perceptif pur (« infime réalité physique »), pour atteindre « à l’être-monde du monde ». La parole coupée, c’est le début de la parole, elle est coupée comme le « caché » par le « manifeste », autrement dit par le cri de l’oiseau pris entre les dents acérées du chat ; mais la tâche du poème consiste à retrouver et à révéler la forme qui se cache dans le manifeste. La tâche du poème, son endurance, si j’ose dire, consiste à supporter cette coupure dans la trop grande clarté du manifeste pour atteindre les mots, car il faut le redire ici : « sans mots que pourrions-nous ? » Et mots, « si vous êtes des mots... parlez. » (André du Bouchet).
Certes, le cri a coupé d’un saut mortel, « musicalement terrible », la phrase en cours, mais voici qu’elle se reprend à présent, « la plume volant d’une ligne à l’autre à toute vitesse – les lointains coupés maintenant de cris orgueilleux – de coqs – sculptant le silence-là, la nuit-là... » C’est à cet instant-là, dans ce silence-là et cette nuit-là, que le fou décoche sa quatrième flèche dans une double question : « je demande,  ?  commence ce qui commence de la fable humaine et où ? cela qui seulement, surgi de tout être surgi purement crie comme crie ce qui ayant trouvé langue de hasard dans une voix mortelle en tire des effets à ce point hors de toute mesure ? – Des mots. » Car, qu’est-ce que le cri ? Non le babil des marmots et des simples (« Un homme mûr rougirait de se voir ramené ici au babil des marmots et des simples »), ni le cri de lézard du muet, ni le rêve d’une parole sans-parole, mais lorsque j’approche, en collant mes mains sur les oreilles, le cri, alors j’entends de toute part le réel apporté par le possible, selon ce mot d’« éploi » que Jean-Paul Michel a inventé à partir du verbe « éployer » qui veut dire tout aussi bien déployer, étendre ce qui est replié, ouvrir ce qui est fermé.
Gilles Jallet
(« L’éploi » selon Jean-Paul Michel)
Jean-Paul Michel, Un cri, chose et signe, traduction anglaise et postface de Michael Bishop, éditions VVV, 2021, non paginé.
* Jean-Marie Pontévia (1930-1982), dont Jean-Paul Michel fut à la fois l’ami, l’élève et l’éditeur, était professeur d'esthétique à l'Université de Bordeaux. C’était un ami proche de Gérard Granel, de Michel Deguy et de Philippe Lacoue-Labarthe. Ses Écrits sur l’art et pensées détachées ont été réunis et publiés en trois volumes, après sa mort, par les soins de Jean-Paul Michel aux éditions William Blake & Co.
Extrait 1
Michelena :
« Réparer, dit notre maître, les « blessures de l’apparence ». Ton nom soit ici prononcé Jean-Marie
Pontévia. [Souvent je t’ai vu craindre, avec humilité, sérieux.
Mais avoir peur, non.]
« Les antiques fonctions royales : l’aptitude à la guerre et à
la magie ».
Je ne me lasse pas de citer tes paroles pour
ce que tu n’auras jamais tiré vers le moins des regards que bien peu
eurent la force de tourner vers le plus difficile : l’impossible à connaître sans
abaisser ses puissances les plus propres – « ce qui est sans limite, l’être même
 en son propre séjour ».
Extrait 2
–   À peine une ou deux fois par siècle une voix mortelle peut-elle
répondre au vertige de ce qui est.
Un effroi la serre de si près que le grand nombre effrayé se détourne.
Pourtant
 où ?
n’était le dict
de témoins avertis pourrait bien trembler « ce qui est dans son innocence »,
« l’être même en son propre séjour »,
dans son timbre le plus propre ? – Celui d’une voix humaine en proie
à son dehors comme à soi [notre seule possible humaine mesure.]


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