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(Note de lecture), Jacques Sicard, Vingt-cinq photographies de Chris Marker, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Jacques Sicard  25 photographiesHuit cents photographies, prises entre 1955 et 1965, composent le film de Chris Marker, Si j'avais quatre dromadaires... De ces huit cents images, Jacques Sicard en a extrait vingt-cinq. Elles sont à l'origine des vingt-cinq textes du recueil, qui, paradoxalement, ont pour titre, chaque fois, « Photographie ». Une seule d'entre elles est reproduite, en quatrième de couverture, non au cœur du recueil donc, mais à son dos. On se souvient, la regardant, du dix-septième texte qui la décrit d'abord par courtes notations, en interroge ensuite un détail (le regard de deux personnes saisies durant une danse) et, par une rupture de ton, fait enfin résonner, moins visible, ce qu'il y a de désir et de suspension inquiets en elle. Cette image a été une entrée en matière pour l'écriture, est un envoi pour la lecture en même temps qu'un retour au livre et au film, d'autant plus qu'elle se lie, dans notre mémoire, à d'autres photographies. Les regards des deux danseurs, portés vers l'extérieur du cadre, sans qu'ils ne semblent d'ailleurs parfaitement converger, font écho à ce qui anime les images de Chris Marker selon Jacques Sicard, un « point caché de l'espace », un « angle mort ». Ou encore, les lignes obliques des troncs à l'arrière-plan et celles, en direction inverse, des doigts du jeune homme tenant la main de la jeune femme, rappellent « l'équilibre résultant de la moyenne des déséquilibres » d'une autre photographie réécrite. Quelque chose de la réflexion de Vingt-cinq photographies de Chris Marker se voit et se lit au revers du livre : les deux danseurs, attentifs à ce que nous ne voyons ni n'entendons, sont le reflet de ces textes et de leur lecture, tout proches des images et en leur absence, dans leur basculement.
Du film au livre, la profusion serait réduite à vingt-cinq pages. Cela dit, l'écriture ne s'arrête pas aux seuls photogrammes : chaque texte travaille plutôt dans le « jeu » entre l'image et le regard porté dessus. Il s'agit, par des « notes émodescriptives », de laisser aller les yeux et la pensée où l'image les mène, quitte à ce qu'elle en soit défigurée. Autrement dit, Jacques Sicard suit la provocation des photographies et poursuit ce qui en est le propre, comme il le précise dans son prologue : « le simple fait de porter le viseur à hauteur d'œil suffit à déranger un ordre ridicule. » Place faite, donc, aux accidents de l'attention descriptive qui fragmentent le regard, à ceux du questionnement face au mutisme de la photographie, à ceux de la phrase qui se reprend lorsqu'une pensée l'interrompt, ou encore à ceux de la voix, soudain plus lyrique, plus quotidienne, plus insurgée. Écrire à partir d'un film revient à approcher du lieu de la « décréation du monde », là où l'image donne et dérobe : « La brusquerie d'un zoom avant sur un visage n'est que pour saisir l'instant où le visage se ferme (ce qui est vrai pour chaque détail du corps ; les mains, notamment). Le regard-caméra qui lui est souvent associé est un regard qui se voile. Le regard à la caméra est un regard voilé. »
Pourtant, la construction du livre semble recréer une continuité : chaque texte débute par la mention d'une heure et, au fur et à mesure, les vingt-quatre heures du jour passent jusqu'à nous mener au suivant. Mais ce temps est pleinement fictif puisqu'à l'écoulement progressif du jour répond le passage des saisons. La photographie 12 commence par exemple ainsi : « 11h30. Fin d'automne » ; la 16, ainsi : « 15h10. Rayonnement de printemps. » ; la 17, ainsi : « 16h04. Le juin de la Corée. » ... On ne sait exactement si les heures s'allongent à l'extrême ou si les saisons s'accélèrent. Dans un rapport au temps très proche de celui de Chris Marker, l'heure actuelle est tressée d'infini, dure toujours en s'éteignant. Il en va aussi d'une conception mélancolique de la photographie qui, tout autant, saisit le rayonnement vif du présent dans la « beauté du perdu ». En ce sens, il est possible d'affirmer : « C'est lui, le grand horloger, pour le coup, l'enterré vivant. »
Antoine Bertot
Jacques Sicard, Vingt-cinq photographies de Chris Marker, Éditions La Barque, 2021, 13€
Photographie 11
10h58. Soleil. Explosion solaire. Un chantier, à l'heure de la pause, quelque part en Chine. L'homme est accroupi à l'intérieur d'un élément de collecteur de fort diamètre, ou bien d'une locomotive dont il ne subsiste que le corps cylindrique vide de la chaudière. La vue frontale favorise l'illusion et l'on croit voir le gros plan d'un objectif photographique ; la folie cinétique qui anime ce type d'objet contrariée par la paille de cet homme au repos, tête tournée vers sa droite, appuyés sur les genoux, ses bras où pendent les mains... Il y a un tas de briques, deux ouvriers déjeunent en retrait, une rangée d'arbres, la route de terre, son remblai – oui, il y a quelque chose de déréglé dans la circulation incessante de l'énergie. Un homme dans l'accélérateur de particules, bougerait-il ? … Ses bras où pendent les mains, très claires, parce que les seules dans la pleine lumière.


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