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(Note de lecture), Jacques Ancet, La vie, malgré, par Sylvie Fabre G.

Par Florence Trocmé


Jacques Ancet  la vie  malgréAprès le recueil en prose poétique, Huit fois le jour, paru en 2016, Jacques Ancet poursuit sa quête à la fois ontologique, sensible et métaphysique dans La vie, malgré publié en 2020 aux éditions Lettres vives. Des Chroniques, nous précise-t-il, dont le beau titre rouvre un chemin de pensée et de langue reconnaissable entre toutes. D’un livre à l’autre, son écriture poétique et méditative conserve en effet la même intensité dans la vibration, le silence et le souffle. Ne revient-elle pas toujours à la source du regard et des mots pour tenter de saisir ce quelque chose qui se confond avec le mystère intouché du réel et le secret de la vie inséparable de la mort et de la création ? A travers le poète, quelqu’un écrit, qui est là, n’est pas là, quelqu’un parle - une voix, qui est sienne et Personne, comme le soulignait déjà Emily Dickinson. A nous de nous mettre à son écoute d’entendre ce qu’elle nous murmure dans le bruit du monde, d’habiter son espace intérieur, car cette voix est celle des poètes, des mystiques et des sages.
Le livre, construit en dix parties, se lit comme un parcours initiatique qui serait celui de la vie, mais de « la vie, malgré » puisque s’y entrelacent la présence avec la disparition, la joie avec la douleur, la parole avec le silence... « Malgré », premier mot du livre, est aussi le titre de sa première partie. Il porte donc en lui la primauté de la vie, mais couplée d’emblée avec la question de ses limites, vécues telle barrière, clôture ou frontière : « Malgré. On dit malgré. Malgré quoi ? Malgré rien, tout. Malgré le temps, les cris, ce qui tombe. Malgré la pluie, le sang. Malgré derrière, devant. Le dos, les mots. La vie, malgré. »
Dans les paragraphes en prose qui constituent chaque texte, et qui forment ensemble une sorte de journal de « l’instant », de rêve éveillé, se mêlent les actes du quotidien, les tristes rumeurs du monde, des notations de paysage, des réflexions affectives ou méditatives. Le narrateur, dans l’avancée ou le vacillement, dans l’éblouissement ou la mélancolie, nous livre une image sans cesse affinée de ce qui fait notre existence dans cet ici « où la lumière vient et se retire », où la neige nous apprend l’invisible. Il en réunit les preuves éparses et les traces légères sur la page d’écriture : montagne et ciel en leurs variations, maux de l’âge et de la société, cœurs qui battent à la mesure de l’amour et de la séparation. En poète, il sait les insuffisances du monde, de l’être-au-monde et du langage mais il cherche les ressources cachées de ce dernier pour mieux combattre le sentiment de l’absence des choses, de la fuite du temps et l’effacement qui menace : « Comment ne pas se perdre ? », « Y a –t-il un mot pour ça » ? « Que comprendre ? », « Comment dire moi ? », autant d’interrogations qui parsèment l’ensemble du texte et montrent combien l’auteur éprouve la volatilité des mots, l’incertitude des états et de l’identité, la fragilité des situations. Son désir d’unicité et de clarté se heurte aux barrières érigées entre le moi et l’autre, entre un monde indescriptible, « intotalisable » et les mots « qui tombent sans le voir ». Pour l’exprimer, il va endosser tour à tour toutes les personnes de la narration, passant du je au tu, du il au elle et du nous au on, en se rendant « poreux, transparent » pour mieux transformer son regard et surtout faire surgir « la voix » qui murmure sous la sienne, cette voix sans Personne, « comme un bruit de bouche » ou une parole orphique. Au cœur de cette expérience humaine, le poète, comme tous, est soumis au temps, à l’espace et à un indicible qui le débordent : « Je cherche. La pluie et le vent m’accompagnent.»
Ainsi le monde vient-il à l’homme, et comme la mort en son sein, il s’empare du corps-esprit, de la langue et de l’âme de ceux qui tentent de le sentir, de le comprendre, de parler sa réalité pour accéder, par-delà, au mystère du réel et à la parole sous les mots. La démarche de Jacques Ancet est de les laisser venir dans leur expressivité involontaire ou volontaire, puis de se laisser gagner : par « les choses », « les visages », « les cris », « les phrases », qui lui en arrivent, il espère toucher à un « tout » qui « est là » mais qui sans cesse se dérobe à nous jusqu’à devenir le rien auquel « on se raccroche ». Car la réalité jaillissante de la vie, « l’infinie blessure de sa beauté », la rencontre de l’autre, comment les atteindre et comment les transcrire avec des mots usés, un corps déjà une ombre et « l’immensité sans nom » autour ? Comment faire pour que le poème puisse en garder la grâce et la vérité, quand « le présent tient comme en équilibre sur la pointe d’un pied », écrit l’auteur, quand le passé s’oublie, et que le futur semble un hors-champ pour soi ?
 
Au narrateur qui a vieilli, « la fatigue sous les yeux », et qui sent « l’instant brûlé », la nécessité reste pourtant de porter attention à « tout ce qu’il n’est pas », et d’accueillir « les deux clochers, les pieds qui passent, l’eau qui s’en va, le chien en laisse » ou le visage aimé, comme autant de fragments d’une totalité qui nous contient et que nous pouvons mieux « voir avec la langue » parce que celle-ci en porte l’intensification et en dévoile la communion. Cela demande de la patience, de la réceptivité, du non agir, de l’abandon comme le préconisent les maîtres taoïstes ou les mystiques occidentaux que lit l’auteur. Dans son œuvre, Jacques Ancet fraie le chemin d’une « passivité active » où le moi, qui n’est pas seulement celui de l’autobiographie, dévoile cette voix en nous secrète qui parle l’absence assurée tout en sachant la pure présence. Malgré toutes nos fragilités nos violences et nos cécités, il nous murmure que nous pouvons aussi connaître en ce monde ces très fragiles chefs d’œuvre du presque rien dont parlait Jankélévitch et que la poésie, force langagière et pratique spirituelle, est là pour nous y aider.
Avec la lucidité et la discrétion habituelle de sa langue, Jacques Ancet dans la La vie, malgré nous mène au bord du monde, au cœur du vide, là où dehors et dedans se touchent, où rêve et réalité, parole et silence se fondent, là où la vie hors nous et en nous insiste, malgré… Une effusion à laquelle nous n’en finissons pas d’adhérer bien qu’elle nous dépasse. Car « Insister ne se décide pas », « insister est un geste », et celui d’écrire rejoint celui d’aimer. Vivre appelle « l’apparition », la disparition et « l’apparence de la disparition (1) ». La poésie et l’art profondément en témoignent
Sylvie Fabre G.
Jacques Ancet, La vie, malgré, Chroniques. Lettres Vives, 112 p., 18 €

1. Baudelaire à propos de la photographie, cité par Florence Trocmé dans le Flotoir, octobre 2021


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