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(Note de lecture), Guillaume Artous-Bouvet, Tantris, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé


Artous Bouvet TantrisQuiconque a lu le roman de Tristan et Yseut se souvient au moins vaguement de l’avant-dernier épisode où le héros, banni par le roi Marc enfin persuadé de la réalité de ses amours illicites avec sa femme, finit par revenir en Cornouailles pour la revoir, à bord d’un navire marchand. Débarqué au port et s’étant assuré que la cour du roi se trouve au château de Tintagel, il échange son costume contre celui d’un pêcheur, modifie ses traits à l’aide d’un onguent magique, prend tonsure en forme de croix et se munit d’un gourdin qu’un lacet retient à son cou. Le voilà devenu l’un de ces fous que l’on redoute et que l’on respecte car c’est la règle de ne jamais les contredire et de les laisser libres d’aller et venir. Parvenu dans cet équipage à Tintagel, le portier lui ouvre accès et le voilà bientôt dans la grande salle où le roi et ses compagnons font bombance. C’est alors que Tristan contrefaisant sa voix se fait passer pour un certain Tantris, et s’adressant à la reine, entreprend de lui raconter ce qu’ils savent tous deux de leurs amours secrètes. Si elle ne le reconnaît pas ou feint de ne pas le reconnaître, menaçant de se retirer s’il ne quitte les lieux, le roi tient au contraire à cette réjouissance inattendue qui répand les rires dans toute la salle et souhaite que le fou poursuive ses folies, où le lecteur retrouve en abyme les principales étapes antérieures du roman, dont celles auxquelles le roi se trouve mêlé en personne, comme l’épisode de la chambre semée de farine et des lits sanglants, celui la découverte des amants endormis dans la forêt séparés par une épée, Marc déposant son gant sur le chef de sa femme pour la préserver du soleil, ou celui de l’ordalie faussée par stratagème d’Yseut. Finalement, le roi quitte la salle avec sa suite pour aller chasser, la reine s’étant retirée dans ses appartements avec sa suivante Brangien, à la suite de quoi Tantris le fou finira par être reconnu d’elle.
Lorsque nous nous étonnions, dans nos lectures ou nos études, de la limpidité narrative de cet épisode dit de la Folie Tristan, une folie que seuls justifient l’accoutrement et l’allure du héros, mais en rien son discours fort intelligible qui, par les mauvais souvenirs qu’il rappelait en principe au roi eût dû le faire conclure (ou sinon quelqu’un de ses commensaux) à la véritable identité de ce fol, on nous répondait que c’était là une convention d’époque, voire de genre, qu’il s’en trouvait des occurrences proches dans le cycle de la Table ronde, ou qu’il fallait rapprocher ce discours des séquences de « salle aux Ymages » où tel héros, blessé et/ou prisonnier, découvre au mur sa propre histoire comme Ulysse la sienne en écoutant l’aède Démodocos chanter la guerre de Troie à la table d’Alcinoüs. J’en étais resté là. Or il nous arrive une nouvelle sensationnelle qui remet tout en question. Un chercheur italien a découvert par hasard, entre les pages d’un incunable très détérioré de l’Hypnerotomachia Poliphili probablement issu des presses du fils d’Alde Manuce, un cahier imprimé en grec comptant une douzaine de folios et intitulé Ταντρίς, dont tout laisse à penser qu’il constitue la version la plus ancienne connue à ce jour de la Folie Tristan. La forte re-ponctuation (le grec est très peu ponctué) signale que cet imprimé est bien contemporain de l’époque des Manuce. En ce qui concerne l’original, qu’on n’a pas retrouvé, cette filiation grecque du roman breton, n’est pas tout à fait une surprise, puisqu’on a souvent rapproché, entre autres éléments, l’oubli de Thésée relatif à la voile blanche qu’il devait arborer en rentrant à Athènes s’il avait tué le Minotaure, du mensonge délibéré d’Yseut aux blanches mains annonçant à Tristan mourant que le navire censé ramener Yseut la blonde arbore une voile noire.
En tout état de cause, ce cahier remet en cause toute l’érudition en ce qui concerne les trois versions médiévales connues de la Folie Tristan, non seulement par son contenu, mais aussi par sa disposition formelle et sa métrique. Il se présente sous la forme d’un prosimètre alternant blocs de prose, de quelques lignes à une ligne, en caractères « subiaco » (autrement dit romains) et séquences versifiées en italiques (caractéristiques du style d’Aldo Manuce). Les séquences versifiées sont disposées en mètres irréguliers, qui diffèrent de la disposition du vers moderne dit « libre » par leur surponctuation. Cela pour l’oeil; car ce que révèle très vite une lecture à voix haute, c’est que blocs de prose et vers obéissent à une métrique hexamétrique très régulière du début à la fin du texte, qui a dû selon toute vraisemblance être celle de la version originale, la présentation du cahier imprimé à la Renaissance attestant une récriture procédant d’une autre poétique qu’on pourrait qualifier de contrapunctique, puisqu’elle laisse entendre/voir deux régimes métriques en belligérance selon qu’on lit selon l’oeil ou selon l’oreille.
En termes de contenu, les blocs de prose reprennent dans un contexte à forte densité hermétique certains épisodes antérieurs du roman, ainsi:
Elle redit le don, dentelé. Bas: Husdent (que délace chair tue). Truffe sait: si grammaire des huiles. Oeil saillie de sel brun: oeuf de muscles: ébrouement (comme brute se règle soudain). (…)
– qui renvoie aux retrouvailles de Ταντρίς avec son fidèle chien Husdent dans la chambre d’Yseut. Les séquences versifiées reproduisent le discours de Tantris (c’est ainsi que Tristan inverse également son nom dans la version médiévale): un discours que, pour le coup, nul auditeur de cette cour, sinon Ysolt, ne peut comprendre tant il cultive l’obscurité, mais que chacun ne peut manquer d’admirer, fût-ce pour en rire, tant écervelante est sa poésie:
«Y suis
-je, maintenant?
Maintenant où m’hiverne ta main?
Qui, sinon qu’elle, Ysolt?
Quoi, comme fié: immembre seulement (car nous fûmes
forêts de silence et de peau, fûmes
haleines de terre, sourcée:
fûmes l’affre rebu).
Nous, jaillis dans le clair: fons lourdi qui s’aveugle
à soi sauf,
tarisse maintenant.
 »
– Qui renvoie vraisemblablement, mais au point de vue de leur expérience la plus intime, à leur période d’errance en forêt.
Les spécialistes du roman médiéval ont du pain sur la planche pour mille ans avec cette Folie Tristan archaïque qui témoigne de ce que les versions médiévales au fond si sages et si linéairement narratives procèdent à l’évidence d’une rationalisation a posteriori d’un chant originel dont, comme traducteur de ce cahier, Guillaume Artous-Bouvet dans son bref avant-propos, annonce qu’il profère « une langue folle qui crypte cependant, à l’intention d’Iseut, l’intensité secrète d’un amour ». Quant aux amateurs de poésie, ils retrouveront dans la syntaxe de cette traduction ce que celle de la « Prose pour des Esseintes » et d’autres textes de l’auteur de Crise de vers pouvait aider à inventer pour rendre le grec de la source au plus près de son hermétique délire; quant à l’auteur de ces lignes, outre l’exceptionnelle tenue de l’ensemble, il a retrouvé dans certaines formules quasi oraculaires ce qu’il avait déjà apprécié dans Prose Lancelot, le précédent opus d’Artous-Bouvet – par exemple:
La langue fend: « soient lèvres de non-naître, en sa perte: hors d’anneau, n’est-ce marbre de lui. »
Elle nudée du pâle, perlant.
Ce: semblant de soi mu, à l’oeil nul.
Dans demain. L’aube brûle.
Ce que je sais d’abois:
crois, de chants (nus, ramages).
Jean-Nicolas Clamanges
Guillaume Artous-Bouvet, Tantris. Poésie, Librairie-éditions Tituli, 2021, 63 p. 11€


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