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(Note de lecture), Trois livres de la collection Pour dire une photographie, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Les livres de la collection « Pour dire une photographie », aux Éditions Les petites allées, sont de petit format (10,5 x 13 cm). Ils pèsent peu dans la main. Une vignette, sur la première de couverture, reproduit une photographie qu'un texte abordera, moins en l'analysant qu'en faisant place aux réflexions, songes, dérives, ouvertures et questions qu'elle provoque. De cette photographie, un tirage volant est glissé entre les pages. Il peut en être retiré, il peut en tomber puisque l'image n'est pas, en définitive, contenue dans le texte, mais doit passer de regard en regard.
Prenons trois livres de cette collection, non au hasard mais parce qu'ils sont animés de la même attention : Ventotene de Serge Airoldi, à partir d'un paysage maritime et orageux de Bernard Plossu ; Pont d'ombres de Julie Nakache, avec une photographie de Régis Feugère, qui montre les vestiges d'un pont perdus dans la brume ; Une image sainte de Fabien Ribery et Didier Ben Loulou, dont la photographie cadre une croix gravée dans la roche du Saint-Sépulcre, blanchie par un rayon de lumière. Des motifs se retrouvent de l'un à l'autre : la traversée du pont et le sacrifice de Lancelot afin de délivrer Guenièvre, enfermée dans le château de Méléagant, dans les textes de Julie Nakache et de Fabien Ribery ; l'histoire et la singularité des tirages Fresson chez Fabien Ribery et Serge Airoldi ; ou encore, dans Pont d'ombres et Ventotene, une inquiétude existentielle inscrite à même le lieu, les alentours du « pont écorché de Régis Feugère » (« Les ponts sont bâtis sur l'incertain et la photographie nous le rappelle ») ou l'insularité de la photographie de Plossu (« Vers quels rochers affleurants dérivons-nous ? Quel îlot de l'âme et des vicissitudes avons-nous quitté ? »). On pourrait multiplier ces jeux d'échos, moins voulus que dus au hasard des imaginaires. Il n'empêche que quelque chose se prolonge, aussi divers que soient les écrivains et les photographes. C'est là, sans doute, l'une des beautés d'une collection. Comme Fabien Ribery rêve un tunnel qui relierait Savigny-sur-Orge, haut lieu des tirages Fresson, et Jérusalem (« Il paraît qu'un corridor souterrain mène de ce village normand à la ville où reposa le corps du Nazaréen »), on se plaît à imaginer des galeries souterraines qui relient ces livres et les espaces qu'ils explorent.
À les emprunter, on découvre que la mémoire affleure. Serge Airoldi interroge : « Quel récit cette veduta de Bernard Plossu accomplit-elle ? » La réponse n'est pas simple. Les seuils, plus que les accomplissements, se multiplient. « Dire une photographie », cela reviendrait à être ce « voyageur sans cesse au voyage », selon la belle formule de Serge Airoldi à propos de Plossu, « voyageur » à travers la contrée d'abord silencieuse de la photographie, qui lentement révèle histoires, possibles et souvenirs : ainsi des divers exils politiques et de la résistance à la violence de l'Histoire dont l'île de Ventotene fut le lieu ; ainsi des « reflets de la mémoire » collective et intime que Julie Nakache suit et découvre dans les ombres du pont ; ainsi enfin de la profondeur spirituelle et sacrée de l'entaille à la surface de laquelle Fabien Ribery voit « le signe permettant une navigation céleste ». Avec ces trois livres, on se tient à la lisière du visible et de l'invisible qu'il porte, à cette jointure paradoxale d'espoir et de mélancolie, dont Julie Nakache se fait la voix : « Il y a forcément un ailleurs et un autrement, aussi. »
Antoine Bertot

Serge Airoldi et Bernard Plossu, Ventotene ; Julie Nakache et Régis Feugère, Pont d'ombres ; Fabien Ribery et Didier Ben Loulou, Une image sainte, Éditions Les petites allées, Collection « Pour dire une photographie », 15€.
Extraits :
« D'abord les lignes. L'horizon. Le haut du muret – un garde-corps. Le rebord extérieur. L'à-plat bien léché. Quelque ciment laiteux, quelque douceur chaulée. Le rebord intérieur. Le bas du muret qui fait frontière avec la terrasse. L'appareil assez régulier, malgré quelques tentations pour l'incertum, jointoyé avec générosité. Le damier au sol, du belvédère. La rayure verte d'herbes rudérales. Quelques autres surgissements intempestifs. Comme un punctus dans le Temps.
Le choix de la couleur, plutôt que d'un noir et d'un blanc. Bernard Plossu manie l'une aussi bien que les deux autres. Il est un voyageur sans cesse au voyage, le déplacement vers quelque chose. Il guette, voit, s'en va. Et ce quelque chose renvoie à ce gai savoir que célébrait Nietzsche : " … le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de se réveiller (…). Alors quelque chose sortira de son repaire." »
Serge Airoldi / Bernard Plossu, Ventotene, p. 7-8.
*
« Autour du pont écorché de Régis Feugère, dans la fulgurance hallucinée de la lumière, on se demande combien d'infinis contient la pierre. Les ponts sont bâtis sur l'incertain et la photographie nous le rappelle. Il fut un temps où l'on emmurait des femmes, des mères et des enfants, il fut un temps où l'on traversait, le cœur battant, ces passerelles infrangibles pour rejoindre des amours cachés, un temps où l'on priait les diables, en précipitant des chats dans les profondeurs, un temps où les poètes se jetaient dans des eaux noires, laissant derrière eux des éclairs de lumière. Que reste-t-il des géants de pierre aux jambes larges et solides ? »
Julie Nakache / Régis Feugère, Pont d'ombres, p. 7-8.
*
« Lorsqu'il s'apprête à franchir le Pont de l’Épée, Lancelot, dans le récit de Chrétien de Troyes, se déchausse et libère ses mains. S'allégeant ainsi, le chevalier désarmé se met nu face à Dieu, face au sang, face à la plaie du Christ qu'il ravive en se blessant.
Bientôt, à genoux sur cette épée figurant une croix tombée, il accomplira son destin.
Ses compagnons s'alarment, multiplient les préventions : et l'onde félonesse ? et les lions attendant l'imprudent de l'autre côté du pont ?
Lancelot rit, il se sait protégé et rien ne le fera reculer : il faut traverser le mal, faire l'épreuve du sacrifice de soi, pour tenter d'accéder à ce qui n'a pas de nom, au mystère de l'amour absolu incarné dans la légende par la reine Guenièvre, emprisonnée dans le château de Méléagant.
Les fauves n'étaient qu'illusion, enchantement, pure tromperie du Malin, un effet du discours qui craint la vérité. »
Fabien Ribery / Didier Ben Loulou, Une image sainte, p. 7-8.
  


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