Vous ne verrez pas son visage…
Ma relation à la table est d’abord une histoire d’hommes et donc, d’amour. Un des hommes de ma vie ne loupait jamais l’émission de Petitrenaud le dimanche matin, et passait ensuite sa journée aux fourneaux. Un autre chassait lui-même, dans les terres de Sologne, ce qu’il mettait dans mon assiette. Un autre enfin m’a fait découvrir François Simon et ses critiques culinaires filmées en douce dans les restaurants pour la chaîne Paris Première, avec cette phrase magistrale : “C’est lui qui m’a fait comprendre la cuisine”. Tous ces messieurs avaient donc compris une chose fondamentale : une femme, ça s’attrape par le ventre. Les éditions Robert Laffont l’ont certainement compris de cette manière-là, elles aussi : un matin, un bouquin débarque dans ma boîte aux lettres, Aux innocents la bouche pleine du célèbre critique gastronomique susnommé, François Simon.
Vous savez que j’ai déjà pesté moult fois contre les éditeurs mal informés et culottés qui exigent des critiques positives sur les bouquins qu’ils envoient aux blogueurs. Si je vous dis, donc, que le livre de François Simon est un régal absolu, j’ose espérer que vous ne douterez pas de ma sincérité. Il s’agit d’une promenade de dégustation parisienne, intime comme un joli blog, et professionnelle comme elle doit l’être, pour ce critique qui s’est imposé comme l’un des plus originaux de notre époque. Son approche de la table est simple, directe, imagée. Pas de grands discours techniques, seulement une plume légère, mordante et savoureuse (évidemment) pour raconter les mets, les gens, les lieux et les atmosphères qui font que la gastronomie française reste toujours bien vaillante.
Dans cet opus, François Simon prône l’humilité en cuisine. Il n’hésite pas à faire descendre de grands chefs de leur piédestal, en douceur cependant et avec l’autorité des vrais gastronomes : Guy Savoy et Guy Martin (Le Grand Véfour) subissent quelques égratignures, on ne se soumet pas aux étoiles! Au passage, il érafle ceux qui se gargarisent de vins compliqués et prétentieux : “Ah, les sommeliers… il faudrait peut-être les noyer et nous laisser boire à notre guise“, “Pas étonnant que les Français n’y pigent que couic en vin, leurs spécialistes sont endormis dans leur hamac, pelotonnés contre leur magnum de morgon“.
Amoureux émouvant, aussi bien de la bonne cuisine que des femmes, il prend parfois un ton polisson, mêle les rencontres sentimentales à l’art culinaire, raconte la beauté d’une femme qui se lève de table. Tendre, il évoque le souvenir de Michiko, la femme d’un grand cuisinier, morte pour l’amour de l’art de son mari. Et parle des gens comme il parlerait d’un plat : “Il avait du charme, un peu vintage avec ses Ray-Ban mordorées, mais la pulpe avait de la tonicité“, écrit-il à propos d’un directeur de salle à la retraite. On lui donne pourtant la dent dure (savez-vous que François Simon aurait inspiré le personnage d’Anton Ego dans le film Ratatouille?). A ce propos, il raconte une anecdote hilarante : assise près de lui par hasard dans un resto, une rédactrice culinaire casse du sucre sur le dos du critique, en affirmant même le connaître personnellement!
Pourtant, à le lire, il me semble que François Simon est plutôt un ami chaleureux, un oncle sympa ou un soupirant attentif, lorsqu’il emmène quelqu’un dîner. Après avoir dévoré son bouquin en quelques heures, j’avais très envie de m’en assurer moi-même et de percer, rien que pour moi, l’anonymat et le mystère qui l’entourent.
Interview charmante et germanopratine dans un café célèbre, hanté par les ombres de Sartre et d’Hemingway. Où François Simon prouve qu’il est un homme délicieux.
Magda : Vous n’en êtes pas à votre premier livre. Avez-vous envie d’écrire une fiction pure, sans lien avec la critique gastronomique ?
François Simon : J’ai déjà écrit une fiction qui s’appelle Toscane(s) et qui se passe à San Vincenzo, en Italie, au dix-neuvième siècle (éditions Assouline). C’est l’histoire d’une ville qui s’éprend de gastronomie et qui en arrive à la perversion. Elle rentre en totale dissidence, pour avoir été détournée dans ses désirs et ses mœurs. Frappée d’opprobre, elle connaît la disgrâce. En notre siècle, des amis essaient de conjurer le sort. Cela raconte Florence sous un aspect inattendu. Je la décris comme une ville très violente, cruelle, méchante, loin de l’image de naïade allongée aux longs cheveux blonds. Le deuxième roman est terminé, mais je suis en train de le « réénerver » un peu. C’est l’histoire de deux jeunes garçons en Chine en 1942.
Magda : Dans votre livre, vous évoquez l’une des règles élémentaires de la critique gastronomique en cas de bouffe dégueulasse : « ne jamais moufter, avaler le rata et dire à la marquise que tout va bien ». Quelles sont les autres règles du métier ?
François Simon : Observer. Et ne pas avoir de grille de lecture trop lourde. Faire preuve d’humilité. Ne pas être trop savant ni trop technique. Ignorer. Les spécialistes me barbent un peu, ils rendent souvent l’approche de la table un peu pénible et inintéressante. Plus on rentre dans un sujet, plus il disparaît. C’est comme le vin : si on plonge dedans, on ne peut pas le goûter. Alors que si on le hume très légèrement, presque sauvagement, avec un peu de retrait, on l’attrape. Comme une ville : on la connaît en deux heures ou en deux ans.
Magda : Vous êtes autodidacte en tant que critique gastronomique, Christian Millau (du célèbre guide “Gault-Millau“) devait vous apprendre le métier, mais vous a finalement « lâché » dans la nature. Cela vous a-t-il valu des attaques, des difficultés dans le milieu ?
François Simon : Oui. J’entends des chefs qui disent qu’il faudrait demander une carte professionnelle aux critiques et que pour l’avoir, il faudrait passer un examen pour reconnaître un citron d’un glaçon ! C’est un milieu assez bas de plafond. J’ai pas mal souffert. Ca fait partie du lot. On ne peut pas faire des critiques impunément. On vous envoie des javelots, des boulettes de pain. That’s the game !
Magda : On vous dit « critique méchant »…
François Simon : …et une ordure, et un salaud… C’est un mythe auquel j’ai renoncé de comprendre quoi que ce soit. Je ne suis pas méchant. Mais du coup, cela m’amuse de faire peur aux gens.
Magda : Souffrez-vous de votre nécessaire anonymat par rapport au public ?
François Simon : Au contraire ! Cela me va très bien. L’autre jour, c’était la fermeture d’un restaurant, j’y suis allé car j’aimais beaucoup la restauratrice. Des gens m’ont reconnu, c’était épouvantable. Il y a des gens qui se galvanisent, dont le narcissisme a besoin d’être alimenté et frotté. Or, le mien doit être inversé ! Quand on ne me reconnaît pas, je suis vraiment très heureux. Et quand on me reconnaît, je suis accablé, comme si j’avais été découvert ! Et puis, de cette façon, je vois beaucoup mieux. Regardez, ici (le café où nous nous trouvons), j’ai fait un papier qui n’était pas tendre, et pourtant j’ai la paix.
Magda : Oui, j’ai lu ce que vous avez écrit sur Lipp dans votre blog aujourd’hui… Ce n’était pas tendre !
François Simon : C’est le poulet qui n’était pas tendre. On dit que je suis méchant, mais là, c’était l’assiette qui était méchante !
Magda : Votre approche du métier est moderne : pour critiquer, vous utilisez Internet, la télévision… Comment imaginez-vous l’évolution du métier de critique gastronomique avec les nouveaux médias ?
François Simon : Je pourrais très bien chanter mes critiques de restaurant ! J’aurais pu faire une chanson rock sur un restaurant. On peut très bien dire les choses de façon aussi bien publicitaire, que narrative, poétique… de la même façon, on peut utiliser les journaux, Internet, la télévision… plus on multiplie les expressions, plus c’est amusant et plus ça vous pousse à décaler les regards. Par exemple, le regard de la caméra m’a obligé à être plus rigoureux dans le descriptif. La caméra ne ment pas. Si je dis que la salade est abondante alors qu’à l’image, elle est un peu riquiqui…ça ne passe pas ! Je filme depuis toujours, et je filme tout. Mon ex beau-père m’a offert une caméra il y a très longtemps et depuis je filme sans arrêt : les voyages, les hôtels… La vie devient cinématographique. C’est un bonheur de regarder par la caméra : l’œil voit mieux, l’œil met en scène, l’œil fait un travelling… mon œil est sans arrêt en chasse. La vie est tellement ruisselante de bonheurs d’images que je ne peux pas m’empêcher de m’abreuver.
Magda : Envie de tourner un film ?
François Simon : C’est lourd un film… L’écriture est tellement plus rapide. Non, j’aurais du mal. J’adore travailler tout seul. Je ne me vois pas avec toute une équipe, un perchman…
Magda : Tenir un blog, ça vous apporte quelque chose dans votre métier de critique gastronomique, ou c’est juste un plaisir de plus ?
François Simon : Ça me pousse à faire des photos, à raconter des choses que je ne raconte pas ailleurs. Je peux faire des petites séquences snackées que je n’ai pas l’occasion de faire dans des papiers. Cela m’oblige à contracter un peu, mais sincèrement ça pourrait être plus personnel, beaucoup plus incisif, mordant, plus rêche.
Magda : L’intérêt du blog, justement, c’est de mettre en avant votre personnalité… vous vous trouvez rêche ?
François Simon : Non, mais je pense que mon œil est beaucoup plus incisif que mes écrits ! Le blog me pousse à être un peu plus courageux. Je crois que l’écriture gagne à être totalement offerte et ouverte. Je crois beaucoup à la prise de risque, et je trouve que mes papiers sont trop secure et amidonnés.
Magda : Est-ce que vous pensez qu’un blogueur peut tenir tête à un critique officiel ? Gastronomique, ou autre…
François Simon : Pourquoi pas ? Le problème c’est que bien des blogs n’ont pas assez de rigueur. Les blogueurs gastronomiques manquent de professionnalisme. Donc, il y a une vraie fraîcheur de pensée, mais quelquefois, ils sont excessifs, et font un vrai carnage quand ils n’aiment pas. Il faut faire vachement attention aux mots ! Je pense qu’il y a une vraie possibilité d’écriture nouvelle, mais je n’ai pas encore rencontré le blog qui m’enthousiasme au point de me dire : « nom d’un chien, ça y est ! » Peut-être que je cherche mal. Les blogueurs restent assez convenus finalement, ou alors ils sont trop cruels. Ils n’utilisent pas assez leur liberté. C’est un métier !
Magda : Vous avez appris sur le tas. Aviez-vous des prédispositions ?
François Simon : Non, je n’y connais rien. Même aujourd’hui, je ne fais pas la différence entre une limande et une sole. Ça ne m’intéresse pas. J’ai une sorte de mauvaise foi de la mémoire qui fait que… j’oublie ! Par exemple, l’un de mes vins préférés est le Côtes-Rôties. Parfois, il arrive que des amis m’en offrent, et je ne le reconnais pas. Parce que je veux garder un plaisir intact.
Magda : Si vous étiez un livre ?
François Simon : Heureusement que je ne suis pas un livre. Je m’emmerderais bien dans une bibliothèque.
Magda : Mais il y a des livres qui circulent, qui voyagent… Vous ne pourriez pas être un livre ? (Il réfléchit longuement) Le vôtre peut-être ?
François Simon : Non, pas le mien ! (il rit puis réfléchit.) Oh, quelle question ! J’ai des milliers de titres qui m’arrivent. Disons Le quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durell.
Magda : Et si vous étiez un plat ?
François Simon : Une tête de veau.
Magda : Un vin ?
François Simon : Un Côtes-Rôties !
Magda : Est-ce que ça marche ensemble, la tête de veau et le Côtes-Rôties ?
Non ! J’ai horreur de la tête de veau. On a l’impression d’embrasser une vache sur la bouche, c’est dégueulasse.
Merci à François Simon, à Guillaume Tesseire et aux Editions Robert Laffont, (qui ne font pas que publier Marc Lévy, et nous leur en sommes tous très reconnaissants).
Je vous recommande une petite escapade sur le blog de François Simon, Simon Says!, où la preuve est faite que critique et blog peuvent s’entendre à merveille…