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Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021, épisode 1

Par Gangoueus @lareus
Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021, épisode 1

Il y a quelque chose de particulier à parler aujourd’hui. Parce qu’il y a comme un piège à plonger dans la congratulation béate. Le prix Goncourt constitue le GRAAL dans le monde du livre français et francophone. Aucun prix n’est plus retentissant dans cet espace, que ce soit au Canada, en Belgique, en Suisse ou en Afrique francophone que le Goncourt...


Si Mohamed Mbougar Sarr apparaît comme une découverte justifiant la question « Qui est cet écrivain ? » par plusieurs organes de presse parisiens, l’écrivain a pourtant déjà explosé tous les compteurs dans ce que son personnage Diegane Latir Faye (dans le roman lauréat) désigne par le Ghetto Africain, en remportant la plupart des prix significatifs de l'espace francophone : le prix Ahmadou Kourouma et le Grand Prix du Roman Métis pour Terre ceinte (Présence Africaine) en 2015, les prix Littérature-Monde et de la Porte Dorée (Immigration) pour Silence du choeur (Présence Africaine) en 2017. Seul, De purs hommes (ed. Philippe Rey) n’a pas goûté à la joie de la récompense. La précocité de l’auteur a tout de suite marqué le Ghetto. Celles et ceux qui ont lu Terre ceinte reconnaissent, de manière unanime, la maturité exceptionnelle du propos et la qualité de l'écriture du jeune écrivain sénégalais de 24 ans dès la parution de ce premier roman. Le thème de ce dernier est pourtant sensible et complexe : la montée de l'islamisme dans le Sahel (avec des résonances en Syrie) et la nécessité d’une réaction des élites face à la barbarie des actes posés par les fondamentalistes religieux. En 2013, l'actualité c'est Kidal, la prise de Gao et Tombouctou. Mbougar Sarr est technique, complet dans son analyse, nuancé, tout en surplombant le sujet de son regard. Il construit ce roman à partir de ses nombreuses lectures. Avec des fulgurances spectaculaires quand il évoque la radicalisation du personnage d’Ismaïla, par exemple. Pourtant Terre ceinte (1) est resté confidentiel, dans le Ghetto Africain où se côtoie une communauté de commentateurs spécialisés et de lecteurs fidèles, en attendant le développement du lectorat sur le continent-mère, en zone francophone. 
Avec Silence du choeur (2), son second roman, ce ne sont pas les mêmes élites qu'il questionne. Le contexte est complètement différent. La Méditerranée avale de nombreux corps de migrants tentant d’atteindre les îles italiennes, pour arriver en Europe. Le sujet n’est pas nouveau, mais c’est l’approche et l’écriture de Mbougar Sarr qui est puissante et la nature des questions qu'il soulève. Comment l’Europe doit-elle recevoir ces hommes et ces femmes qui défient les éléments pour atteindre l’eldorado ? Salvini est au pouvoir, l'Italie se déchire sur le sujet. De plus, quelles sont les motivations, les histoires qui portent celles et ceux qui le continent africain ? Comment l’Europe se divise-t-elle sur le sujet de l’accueil des migrants ? A quelle dangerosité s’expose-t-on en opposant un déni et en laissant les extrémistes asseoir leur discours haineux sur la question ? Il parle aux élites européennes, cette fois-ci. Mbougar Sarr a cette capacité à mettre tout le monde d’accord sur un sujet avec une volonté de pousser au dialogue et à l’action. Du moins dans ces trois premiers romans, il pose de bonnes questions. Faites-vous une idée en l'écoutant s'exprimer sur ce roman dans l'émission littéraire Les lectures de Gangoueus que j'anime.
De purs hommes (3) possède la même trame que les deux romans qui précèdent en abordant cette fois-ci la question de l’homosexualité au Sénégal. Je vous l'ai dit, il aime les sujets explosifs. Mais, si vous me suivez, ce n'est pas pour la provocation gratuite. La dépouille d'un goor-jiggen a été déterrée d'un cimetière par des manifestants homophobes. L'image fait le tour des réseaux sociaux au Sénégal, avec une très faible dénonciation de cet acte. Chaque fois, la dimension que j'apprécie chez le romancier sénégalais, c’est sa capacité à sortir des sentiers battus et par conséquent à la prise de risque. Si dans Terre ceinte, il anonymise les lieux pour mieux rendre global le sujet de la montée des fondamentalismes avec le Moyen Orient et le Sahel, dans De purs hommes, il confronte la société sénégalaise à ses conservatismes. Cette dernière ne manque pas de lui exprimer sa réserve par la réception plus discrète de ce roman. Il s'adresse à l'élite religieuse et universitaire. Il respecte la masla en n'étant pas volontairement frontal. En cela, on peut comprendre son exigence à être bien lu quand il fait aux polémiques autour de ce roman.
Mohamed Mbougar Sarr incarne dans ses trois premiers romans la prise de parole d’une jeunesse africaine que je reconnais avec d’autres auteurs comme le dramaturge et nouvelliste guinéen Hakim Bah, au sénégalais Elgas, à la camerounaise Jo Güstin, aux congolais Jussy Kiyindou, Mwanza Mujila ou SInzo Aanza. On sent chez les auteurs de ce mouvement, la nécessité de prendre le taureau par les cornes et lui faire danser un tango. Un discours qui tranche avec une volonté d’affranchissement de toute forme d’injection à écrire « pour » dont la génération précédente semblait pour certains se dégager. Le jeune écrivain sénégalais pose des questions passionnantes.  
Qui est-il ? Je ne sais pas trop.  Nous avons enregistré avec Sud Plateau TV quatre émissions où des lecteurs échangent avec l'écrivain talentueux. Parmi les choses que j'apprécie, il y a cette humilité qui n'est pas feinte chez Mbougar Sarr. Ce trait de caractère n’est pas forcément la chose la plus répandue dans le milieu littéraire. Je l’ai constaté dans le fait que, sans calcul, il a rejoint le projet des Lectures de Gangoueus en proposant d'y contribuer par la production de critiques travaillées, profondes sur les oeuvres de ses collègues écrivains comme Max Lobé, Jo Güstin, Landry Sossoumihen, Johary Ravaloson ou encore Emmanuel Dongala pour ne citer ceux-là. Élégance et érudition sont sa marque de fabrique. La prise de risque aussi est au rendez-vous. Il y a actuellement peu de critique franche entre écrivains francophones de peur de la réaction et de ce que le petit Mutombo appelle "Les retombées !" 
Qui est-il ? Je ne sais pas trop. Mais, il est certain c'est un homme ouvert à la critique et qui ne pense pas qu'elle perturbe son identité mais au contraire qu'elle est plutôt un moyen pour se renouveler, si elle est fondée. Après l'émission Les lectures de Gangoueus que je consacrais à son troisième roman, je soulignais le fait qu'une structure identifiable commençait à se figer dans son travail, masquée par le contexte et le sujet. Je pense que le propos n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Dans La plus secrète mémoire des hommes, il fait exploser cette structure pour inventer autre chose.

La plus secrète mémoire des hommes.

Il a été dit et il sera dit beaucoup de choses pertinentes sur ce roman. Dans le fond, je ne ressens pas le besoin de critiquer cette très belle oeuvre littéraire. La quête autour de l'écrivain maudit me fait sourire et au final elle se termine de la manière attendue : elle ne sert à rien pour le lecteur mais peut s'avérer utile pour le jeune écrivain. L'intérêt de ce quête, c'est le cheminement de Diegane Latyr Faye. Pour observer sa mue. J'ai tendance à croire qu'il ne faut pas trop en savoir sur le processus de création d'un écrivain, ses motivations sont souvent basiques et assez communes. La force de l'écrivain réside dans sa capacité de sonder la nature de sa ou ses blessure(e)s, faire avec la puanteur du pourrissement de cette dernière et d'avoir le courage à en faire étalage, avec pour seule aide la maîtrise des mots. 
Je pense que la seule chose qui compte, c’est l’oeuvre, l’objet soumis au regard du lecteur. D'ailleurs, le cas de Mbougar Sarr est particulier. Il ne semble pas puiser dans une réalité brutale (l'abandon, l'inceste, la rupture) pour conter ses drama. Et dans le fond, est-ce important ? Diegane Latyr Faye est un doctorant un peu paumé qui tente de trouver sa place dans le monde de l'écriture. Il est issu d'une famille aimante qu'il présente comme équilibrée. Contrairement à TC Elimane, l'écrivain banni qui, entre autres, recherche son père disparu lors de la Grande Guerre. J'ai le sentiment que le parcours de Diegane consiste à construire une absence par le biais d'un père littéraire disparu. La déchirure manquante, il va la reconstituer et l'appréhender afin qu'elle soit le moteur de sa mue. Comprendre et retrouver Elimane. 
L'écrivaine sénégalaise Ken Bugul, incarnée dans le roman par Siga D, est une cousine symbolique en littérature de Yambo Ouologuem (figure inspirante de l'écrivain maudit). Elle a construit son oeuvre littéraire sur une prise de distance de certaines valeurs culturelles rigides de son pays. Lire ou relire son roman Le baobab fou (éd. Présence Africaine) est important pour mieux saisir ce personnage et pour souligner combien sa trajectoire est proche de Yambo Ouologuem. Elle a dû, d'une certaine manière, s'expatrier, disparaître. La différence fondamentale entre ces deux auteurs réside dans le fait que Ken Bugul n'a jamais cherché à séduire le marché du livre français. On peut discuter du choix de Mohamed Mbougar Sarr d'avoir fait Siga D. la petite cousine fascinée par la trajectoire d'Elimane... La grandeur est selon moi du côté de Ken Bugul. 
Diegane Latyr Faye décrit cela comme il fait l'amour avec cette distance littéraire que lui reproche Beatrice Manga et Siga D. Il analyse. Rendez-vous compte. La Camerounaise lui crie qu'il doit apprendre à vivre. Ne pas se contenter d'observer le monde dans le coin du game et de vivre par procuration les expérience des autres. Cette mue, Mbougar Sarr la réalise, de mon point de vue, dans ce roman. Son personnage cesse de se faire conter des histoires pour aller au plus près d'une vérité par lui-même. Rencontrer physiquement TC Elimane devient un absolu. Il ne se laisse pas distraire par les combats de la jeunesse de son temps. Au risque de choquer. Comme Romuald Fonkoua le fit si bien lors d'une table à laquelle je participais, rappelant que dans le fond, dans le contexte qui est celui de l'Afrique, la littérature ne sert à rien. Je ne me souviens plus de la suite, mais elle est importante : "C'est pour cela que je l'étudie" dit l'universitaire, joueur. Quand Diegane préfère courir à la recherche d'un écrivain fantôme alors que Dakar est à un point de rupture avec toute une jeunesse en ébullition en quête de liberté et de changement, on comprend qu'il pose l'acte fondateur de son accomplissement personnel. Ce qu'il dit de la littérature c'est qu'elle peut-être cruelle pour les proches. Le parallèle est saisissant entre la distance grandissante qui se met en place entre Diegane et ses parents  et la folie de Mossane, mère de TC Elimane, qui n'a eu droit à aucune explication au silence macabre de son fils.
Dans la plus secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr nous raconte sa mue, après le triptyque précédent, pour se défaire de thèmes politiques, localisés que traitaient ses trois premiers romans pour produire un chef d'oeuvre ayant une portée illimitée. Par la voix de plusieurs femmes, il finit par se dépasser pour suivre la bonne voie.   
1. Les lectures de Gangoueus, Terre ceinte, avec Mohamed Mbougar Sarr, Sud Plateau TV (Oct. 2017)http://www.sudplateau-tv.fr/2016/07/18/mohamed-mbougar-sarr-terre-ceinte/2. Silence du choeur (éditions Présence Africaine, 2016) / Les lectures de Gangoueus, émission littéraire avec Mohamed Mbougar Sarrhttp://www.sudplateau-tv.fr/2017/10/16/les-lectures-de-gangoueus-invite-mohamed-mbougar-sarr-silence-du-choeur/3. De purs hommes (éditions Philippe Rey, 2017)Les lectures de Gangoueus, émission littéraire sur ce roman (Août 2018)http://www.sudplateau-tv.fr/2018/09/24/les-lectures-de-gangoueus-invitee-mohamed-mbougar-sarr-pour-de-purs-hommes/

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