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Bièlokamennaïa

Par Lebibliomane

"La guerre et la paix" Léon Tolstoï. Roman. Gallimard, 1972.
Traduit du russe par Boris de Schloezer.
Cela faisait longtemps que j'envisageais de lire « La guerre et la paix » de Léon Tolstoï. Je ne sais pourquoi, j'ai longuement différé cette lecture. Était-ce dû à la longueur du récit ? (environ 1500 pages) Je ne le crois pas. Après tout, ce roman est loin d'atteindre la taille d' « A la recherche du temps perdu » que j'ai dévoré d'une traite il y a quelques années sans éprouver le moindre sentiment d'ennui ou de lassitude. Non, en fait ce qui m'a poussé à entreprendre la lecture du chef-d-oeuvre de Tolstoï, c'est la paresse. Vous aurez peut-être remarqué que mes commentaires se font plus rares ces temps-ci. Cela est du en grande partie à l'activité professionnelle que j'exerce depuis quelques mois et pour quelques jours encore, activité dont les horaires ne me laissent que quelques heures de liberté en fin de journée, heures que je préfère utiliser à me reposer et à lire plutôt qu'à rédiger des commentaires sur ce blog. C'est donc uniquement le week-end que je peux me consacrer à la rédaction de mes impressions de lecture. Alors pour ne pas me laisser déborder par de multiples billets consécutifs à la lecture de romans de 200 ou 300 pages, lus parfois en un ou deux jours, j'ai décidé de sortir la grosse artillerie et de m'attaquer à cet imposant pavé afin de réduire la liste des romans en attente d'être chroniqués.
C'est donc ainsi que je me suis plongé dans la Russie des années 1805 à 1812, voyageant entre Moscou et St. Petersbourg à la suite des principaux protagonistes de ce roman-fleuve. J'ai donc accompagné les Rostov, les Bolkonsky, les Droubetskoï et les Bezoukhov dans leurs parcours respectifs en cette époque où la Russie du tsar Alexandre 1er se voit peu à peu entraînée dans un conflit qui verra les troupes françaises de l'empereur Napoléon, "l'ennemi du genre humain", progresser jusqu'à occuper Moscou avant d'avoir à se replier de manière désastreuse.
La situation politique et militaire de la Russie en cette période troublée ne semble pas pour autant empêcher l'aristocratie russe de virevolter de bals en réceptions. Ici se nouent des alliances, ici se fomentent et se concluent des mariages où l'on cherche, qui pour ses fils, qui pour ses filles, les meilleurs partis disponibles, les plus grosses fortunes. Ici l'on joue de ses relations pour placer un rejeton – dont on ne sait que faire pour assurer l'avenir – vers une carrière d'officier, poste plus honorifique que foncièrement guerrier.
Mais les nuages s'amoncellent sur cette insouciante société, Napoléon devient de plus en plus menaçant et la jeunesse dorée de l'aristocratie russe va devoir faire preuve de courage face à l'ennemi sur les champs de bataille, ce qui diffère nettement de l'univers des salles de bal. Certains, comme Nicolas et Pétia Rostov, comme Boris Droubetskoï, brûlent d'impatience à l'idée de combattre l'envahisseur et ainsi de s'illustrer par de hauts faits.
D'autres, plus réfléchis peut-être, comme le prince André Bolkonsky ou le comte Pierre Bezoukhov, sont bien conscients que le sens de la vie n'est pas là, dans cette vaine course à la gloire et aux honneurs et que les actes héroïques ne sont en fait que d'habiles moyens propres à enjoliver des actions qui ne sont en fait que de sanglantes boucheries où les hommes se jettent les uns contre les autres, prêts à s'éventrer et s'entr'égorger pour la plus grande gloire d'un chef, d'une nation ou d'une idée.
Le prince André, suite à son veuvage et à sa désillusion quant aux sentiments que lui portaient la jeune Natacha Rostov, va prendre les armes lui aussi, après avoir longtemps vécu à l'écart des fracas du monde. Le comte Pierre, lui, après un mariage malheureux, va chercher à trouver une explication à sa vie en adhérant à la franc-maçonnerie.
Et c'est ainsi que nous allons suivre au fil des ans tous ces personnages, sans compter tous les seconds rôles qui gravitent autour, sans compter non plus les véritables personnages historiques : Napoléon bien sûr, mais aussi Koutouzov, Murat, Rostopchine... Tous vont apparaître sous nos yeux au gré du récit et des évenements dans un maelström vertigineux où se mêlent l'intime et l'épique, où les destins s'entrecroisent, se séparent, se retrouvent et se déchirent.
Tolstoï nous fait pénétrer avec un égal talent dans la quiétude des domaines de campagne mais aussi dans le fracas des batailles d'Austerlitz et surtout de la Moskowa, ainsi que dans la vision dantesque de Moscou en flammes. Il fait revivre sous nos yeux, et avec une précision hallucinante, les mouvements de troupes, les options stratégiques des belligérants, n'hésitant pas pour cela à interrompre le cours du récit – surtout à partir du Livre Troisième – pour exposer son point de vue sur les tactiques adoptées par les adversaires, mais aussi sur l'interprétation des faits historiques et également sur une réflexion philosophique portant sur les notions de Liberté et de Nécessité.
Ces apartés, même s'ils m'ont semblé parfois semblé alourdir et casser le rythme du récit (surtout dans la deuxième partie de l'épilogue, ont quand même le mérite d'avoir pu apporter aux lecteurs français une version bien différente du récit de la Campagne de Russie menée par l'empereur Napoléon.
Tolstoï, bien sûr, fait de son roman une épopée nationale destinée à célébrer l'honneur et le courage de son peuple. Les français, par contre, sont vus ici comme une de ces hordes de barbares qui ont souvent déferlé au cours de l'histoire sur le territoire russe. Et il est vrai que l'analogie n'est pas fausse car on peut s'interroger sur certaines décisions de Napoléon, dont celle d'abandonner Moscou alors que l'hiver approche, de se replier en reprenant le même itinéraire que celui par où il était venu au lieu de se diriger plus au Sud, vers des terres non encore pillées par ses troupes mais bénéficiant surtout d'un climat moins rigoureux. Pourquoi cette décision de tout abandonner et de courir au désastre alors que les armées françaises avaient été jusqu'ici victorieuses ? Nous ne le saurons probablement jamais, de même que nous ne saurons jamais pourquoi Attila, aux portes de Rome en l'an 452, a finalement décidé de rebrousser chemin. Tolstoï ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur sur cette bévue de Napoléon, bévue qui s'annoncera comme le commencement de la fin pour l'empereur des français. Pour Tolstoï, Napoléon n'est sûrement pas le grand stratège que l 'on nous décrit de manière habituelle. Il n'est tout au plus que le jouet de circonstances, favorables au début, ce qui a ainsi facilité son ascension. Mais quand le sort lui est devenu contraire, la chute ne s'est pas fait attendre et l'aventure des Cent Jours n'aura finalement pas infléchi le sens du destin.
C'est donc, avec « La guerre et la paix » une immense fresque historique qui se déroule sous nos yeux, un roman qui par sa grandeur et par son souffle est devenu une épopée nationale, une sorte d'Iliade du XIX ème siècle ou Troie devient Moscou, « La mère aux pierres blanches » (bièlokamennaïa, épithète par laquelle les Russes expriment leur attachement pour cette ville), un roman-fleuve où les scènes d'introspection alternent avec des épisodes plein de bruit et de fureur, où les dorures des salons cèdent la place à la boue mêlée de sang des champs de bataille.
On ressort comme étourdi de la lecture de « La guerre et la paix », pris de vertiges après avoir suivi une telle profusion de personnages, après avoir effectué maints allers-retours entre Moscou et Saint-Petersboug, après avoir assisté, comme le comte Pierre Bezoukhov, aux sanglantes et titanesques batailles ainsi qu'à l'incendie de Moscou. Oui, on ressort pris de vertiges à la fin de cette lecture, comme sonné par ce roman foisonnant d'images chatoyantes et de personnages inoubliables. Un chef-d-oeuvre absolu.

Peinture de Jean-Louis Ernest Meissonier (1815-1891)


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