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(Note de lecture) Pierre Vinclair, Autoportrait de John Ashbery, par Sébastien Dubois

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) Pierre Vinclair, Autoportrait de John Ashbery, par Sébastien DuboisPierre Vinclair consacre un livre à Autoportrait dans un miroir convexe (Self-Portrait in a Convex Mirror, 1975) de John Ashbery, traduit de l'américain par Pierre Alferi aux éditions Joca Seria. Ashbery occupe le front de la poésie américaine dans la lignée de Pound, Williams, Eliot, Moore ou Bishop ; son Autoportrait lui vaudra les lauriers du prix Pulitzer, du National Book Award et du National Book Critics Award, enseigné à l'université, objet de multiples critiques, publié dans la collection Library of America qui ressemble autant par son format que son pouvoir de consécration à la Pléiade, l'Autoportrait est un classique. Le livre part du tableau éponyme du Parmesan (1524) ; l'anglais conserve le nom italien du peintre, Parmigianino. Le livre joue avec la vieille figure lyrique du miroir ; mais le miroir ne renvoie pas l'image exacte de son modèle, et on a peu de références autobiographiques d'Ashbery dans le livre : c'est donc un portrait " moderniste " ou déconstruit. " Le poème traite-t-il d'un autoportrait (celui de Parmigianino) ou est-il un autoportrait (celui d'Ashbery) ? " s'interroge Pierre Vinclair (p. 48) ajoutant " comment un autoportrait de soi par définition peut-il en même temps être le portrait d'un autre ? " (p. 53). La réponse peut-être se résume dans un vers d'Ashbery, " le poème c'est toi ", ; mais toi et non moi, et donc déjà une distance entre le modèle, son reflet et l'auteur de l'œuvre, tableau ou poème.
Pierre Vinclair suit la même méthode que dans son essai sur Terre inculte d'Eliot (The Waste Land, 1922) ; suit : c'est-à-dire pas à pas, vers à vers. Comme dans son Eliot encore, Pierre Vinclair réfléchit en faisant ; écrire sur un livre, c'est s'interroger sur la critique, sur ce que fait la critique au poème, et avec le poème. Pierre Vinclair le dit d'emblée, il n'a pas écrit un essai universitaire, un livre d'histoire littéraire mais un livre de littérature et on retrouve dans son Ashbery la même boîte à outils intellectuelle que dans ses essais " personnels " comme Agir non Agir (Corti, 2020) : le poème comme drame et comme effort, la lecture comme cérémonie (improvisée). Il cherche ce qui peut le guider, guider le lecteur, dans le drame monté par Ashbery ; à l'effort du poème, à ce que le poème fait, répond l'engagement du lecteur dans un " rite " pourvu que le poème fasse quelque chose au lecteur. C'est d'ailleurs ainsi que Pierre Vinclair définit les genres, non pas sur des formes (le sonnet et ses quatorze vers, etc.) ; non, c'est ce que le texte demande au lecteur qui le distingue d'autres groupes de textes. Suivre : un chemin, et comme toujours chez Vinclair un chemin intellectuel autant qu'existentiel, on verra sa définition du projet moderniste. Le critique doit alors construire une échelle sur laquelle le lecteur pourra monter, pour mieux voir le poème, voir en quoi le poème est " intéressant " ; après quoi, dit Vinclair, on peut jeter l'échelle - et c'est loin, Vinclair le dit aussi, de l'histoire littéraire. " Dans la poésie, contemporaine surtout, absorber les phrases de l'auteur demande d'en produire beaucoup d'autres. Pas pour dire autre chose, mais pour mieux revenir à la phrase originale, telle qu'elle est (et se sentir le droit, ou le courage, de passer à la suivante " (p. 10) : Pierre Vinclair veut faire monter le lecteur sur ses épaules, et ce texte, critique sur la critique, faire monter le lecteur sur les épaules du critique ; une échelle au bout d'une échelle. C'est que le texte d'Ashbery est " difficile " ; Ashbery comme Eliot multiplie les acrobaties sémantiques et grammaticales, dès le premier vers où le " as Pariginanino did " peut s'entendre dans de multiples directions (voir la discussion qu'en donne Pierre Vinclair). La quatrième de couverture cite Ashbery : " tout artiste qui se respecte devrait avoir comme seul objectif de créer une œuvre dont la critique ne saurait même commencer à parler ". " Attention, poète méchant " s'amuse Pierre Vinclair. On peut s'en sortir à ras de vers, en suivant - c'est toujours un chemin, et un drame - le choix des mots, des sons, des constructions grammaticales. Pierre Vinclair, comme un Gérard Genette, donne donc une critique " interne " au texte ; il dit lui-même savoir peu de choses sur Ashbery, sa trajectoire, le milieu littéraire et intellectuel où il a vécu, écrit, : " l'influence en somme n'est intéressante que pour dégager l'irréductible singularité " (p. 96). Je ne suis pas tout-à-fait le même chemin, sans doute parce que je viens (aussi) des " sciences sociales " : il me semble qu'un texte est (aussi) une historicité. En fait, là n'est pas tant la question que se pose Pierre Vinclair : il faut savoir ce qu'il fait, et ce qu'il fait part des mots sur la page. Il reste que la lecture même, je veux dire notre façon de lire, est historicisée : un chemin " historique ".
De cette lecture à ras de vers, Pierre Vinclair tire deux grandes conclusions. D'abord, il range le projet d'Ashbery dans le modernisme, et comme Pierre Vinclair réfléchit toujours en faisant, il cherche à circonscrire le projet moderniste : " saisir dans une œuvre d'art l'histoire de notre rapport à elle, pour chercher (en pastichant la Bible) à dire en vérité le rapport du mot au monde, puis en appeler à ce que la parole minoritaire [...] et nous changer la vie, rien de moins : c'est là, je crois, le programme moderniste même " (p. 104-105). Le modernisme s'éloigne alors autant de l'avant-gardisme que du traditionalisme, note Vinclair ; et je crois que lui-même se reconnaît dans le projet moderniste, Pierre Vinclair est un moderniste. Ensuite, parce que Pierre Vinclair lit Ashbery en poète, il en sort une métaphore : le poème est une maison, une succession de pièces à l'agencement plus ou moins complexe dans laquelle circule le lecteur, qui peut (ou non) rencontrer le poète ; dès lors, le critique est un guide et une autre sorte de poète qu'on peut rencontrer dans la maison. Pierre Vinclair n'élucide donc pas tout le poème d'Ashbery, qui par bien des côtés (de petites portes partout qui mènent à d'autres portes, chambres obscures, couloirs à angle droit dont on ne voit pas le fond) reste obscur, et je crois d'ailleurs que Pierre Vinclair n'aurait pas consacré 130 pages à Ashbery s'il avait pu tout élucider (voilà qui ne serait pas " intéressant "). On rencontre Ashbery dans sa maison en suivant Vinclair ; et on y rencontre aussi Vinclair lui-même.

Sébastien Dubois

Pierre Vinclair, Autoportrait de John Ashbery. Une cérémonie improvisée, Hermann, 2021, 130 pages, 22€

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