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L’art d’objectifier les femmes souffrantes

Publié le 18 décembre 2021 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart

Dans la production artistique occidentale, la grande majorité des oeuvres représentant un médecin en consultation le montre au chevet d’une femme. Il existe des scène d’arracheur de dents où ce sont des hommes qui subissent le supplice, donnant lieu à des scènes cocasses, à la limite du grotesque. Mais le praticien, dans la noblesse de son métier, accompagné de l’aura d' »homme de science », se retrouve majoritairement au chevet de femmes. C’est particulièrement le cas dès le XIXe puisque ce siècle connait de fulgurantes avancées dans divers domaines, notamment celui des sciences. La figure du docteur (re)prend de l’importance, dotée de nouvelles connaissances et d’une autorité renforcée.

Quant aux femmes elles ont, à travers les siècles, toujours été perçues comme de plus faible constitution que les hommes et donc plus susceptibles de tomber malade. Les hommes, c’est l’extérieur, l’action, la force, la virilité et la vitalité. Dans les classes bourgeoises, et plus particulièrement à partir du XIXe siècle, les femmes sont quant à elles confinées dans leurs intérieurs, corsetées, s’occupant à l’aide de menus travaux manuels. On les considère comme des êtres débiles de corps et d’esprit.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
Descanso, Ernest Ange Duez, 1891, huile sur toile

L’écrivaine Abba Goold Woolson dans son Women in American Society de 1873 écrit : «  L’invalidité se cultive. (Elle) se voit partout. Partout la débilité et la maladie affectent les américaines. (…) La distinction nous impose d’être exsangues, insignifiantes, oisives ; puisque les malades possèdent sûrement ces attributs par manque d’énergie vitale et d’entrain, il s’ensuit que ce sont celles dont on imite avec zèle la séduction féminine. » Avoir l’air malade, faible, est donc une apparence que les femmes de la bourgeoisie entretiennent. Elles se racontent entre elles leur dernière maladie comme l’on pourrait discuter de la dernière robe achetée. Le port du corset et de robes encombrantes n’arrange évidemment rien. Si des jeunes femmes sont, selon elles, un peu trop en bonne santé, elles se mettent à simuler des maladies et des malaises.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
La Convalescente, Gustave Léonard de Jonghe, 1893, huile sur toile

Un homme de science qui ausculte une femme, exerce un pouvoir sur un corps vulnérable, affaibli par la maladie ou endormi pour les besoins d’une opération. En art, ces corps féminins auscultés, opérés voire carrément disséqués, ramènent les femmes à leur corporalité, exposées aux regards et désirs masculins, d’abord de l’artiste, puis du spectateur qui peuvent s’identifier au(x) médecin(s) représenté(s).

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
Avant l’opération, Gervex, 1887, huile sur toile, 242x188cm, Musée d’Orsay

Ce tableau de Gervex, initialement intitulé Le Docteur Péan enseignant à l’hôpital Saint-Louis sa découverte du pincement des vaisseaux, exemplifie les progrès de la science au XIXe siècle. Le docteur Péan, situé sur la gauche, légèrement plus grand que les autres protagonistes, tient dans sa main gauche une pince de son invention qui permet de stopper une hémorragie. L’homme adopte une posture confiante, d’autorité, incarnant parfaitement les figures nationales mises en avant par la Troisième République qui se voulait progressiste. Les grandes dimensions du tableau viennent d’ailleurs confirmer l’inscription de cette scène dans la peinture d’histoire, soulignant son importance.

Mais attardons nous à présent sur la patiente. La poitrine dénudée, le corps paraissant bien proportionné, les cheveux blonds dénoués sur le draps, la peau laiteuse, les traits délicats du visage et sa jeunesse la font entrer dans les canons esthétiques du XIXe siècle. Oui, on représente un moment fort et emblématique de ce siècle mais si l’on peut y glisser l’air de rien une pin-up, tant mieux, ça fait toujours plaisir. Pourquoi ne pas avoir choisi un homme ou bien une femme qui n’aurait pas été idéalisée ? Ou plus âgée ? La patiente, visiblement malade, a son destin et son corps entre les mains de ces hommes. Allongée, nue et endormie elle contraste avec les postures des hommes habillés de noir qui dissertent à son sujet. L’homme agenouillé auprès d’elle guette le moindre frémissement de sa part pour l’endormir à nouveau à l’aide de chloroforme. Et le contact de sa main qui surveille le pouls, invite une dimension charnelle dans la scène par laquelle le spectateur peut s’imaginer être lui-même en contact physique avec cette jolie patiente. Était-ce sciemment voulu de la part de Gervex ? Impossible de l’affirmer mais ce genre de procédé était monnaie courante dans l’art du XIXe siècle où les figures féminines pullulaient, dans des oeuvres alors principalement achetées par des hommes de la classe bourgeoise.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
Premiers essais du traitement du cancer par les rayons X, Georges Chicotot, 1907, huile sur toile, Musée de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris

Ce tableau de Georges Chicotot est un autoportrait, le représentant au début d’une séance de rayonnement de rayons X pour soigner une patiente atteinte d’un cancer. Là encore, sa posture bien droite, la tête légèrement penchée sur une montre, montre sa figure d’autorité en la matière. Le peintre-docteur a d’ailleurs choisi de se représenter coiffé d’un haut-de-forme, coquetterie inhabituelle pour un médecin mais qui appuie ici son statut respectable. Participant aux prémisses de la radiothérapie, Chicotot est fier de la profession qu’il exerce et décide donc de se représenter ainsi. La patiente a la poitrine dénudée, prête à recevoir les rayons X. Un détail laisse penser que le peintre-docteur s’est fait plaisir en représentant cette patiente : la présence d’un corset, au premier plan sur la gauche, posé sur une chaise. Quel rapport avec l’exercice de cette science novatrice et sa célébration dans cette oeuvre ? Sous-vêtement emblématique du XIXe siècle, de par sa fonction, le corset est caché, seulement dévoilé dans l’intimité au mari ou à un quelconque partenaire. Un corset montré en peinture n’est jamais anodin ! C’est le cas dans un autre tableau de Gervex, intitulé Rolla, où une courtisane est étendue sur un lit, ses sous-vêtements au sol. Ces derniers firent énormément jaser lors de l’exposition de l’oeuvre, jugés terriblement inconvenants en étant exposés de la sorte.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
Rolla, Henri Gervex, 1878, huile sur toile, 175x220cm, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux

Dans le tableau de Georges Chicotot, le corset souligne la mise à nu de la patiente, teintant cette dernière d’érotisme. Il est d’ailleurs posé à l’horizontal, parfaitement parallèle au buste de cette dernière, soulignant le transfert habillée/dénudée.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
La visite du médecin, Gervex, fin XIXe siècle, huile sur grisaille sur toile, 55x46cm, Collection privée

Cet autre tableau de Gervex, intitulé La visite du médecin nous montre ce dernier comme une silhouette noire, raide, de dos, en train de fixer une femme très pâle, étendue dans un lit où le drap ne couvre plus sa poitrine, à peine voilée par un sous-vêtement. Là encore le contraste est saisissant entre le noir de l’homme et la blancheur éclatante de la femme et du lit où elle est allongée. Le noir c’est la matière, le sérieux, l’autorité. Le blanc tout ce qui évanescent, vulnérable, rêveur, hors-sol, pâleur maladive, sainteté. Une nouvelle fois, la femme inconsciente, allongée, est dominée par l’homme debout, qui l’analyse, la fixant avec insistance.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
L’Anatomiste, Gabriel Von Max, 1869, huile sur toile, 136x189cm, Neue Pinakothek

Avec ce tableau de Gabriel Von Max, nous retrouvons la figure de l’homme de science qui observe le corps d’une belle jeune femme, cette fois-ci morte. Et il n’est pas passif puisque de sa main droite, il dévoile petit à petit la poitrine de cette dernière. La bienséance est préservée par son attitude pensive (c’est un homme intelligent, il réfléchit très fort), l’amoncellement d’écrits en tout genre sur la table derrière lui (il travaille, il ne prend pas du bon temps hein) et son costume sombre, l’habillant de sérieux et de dignité. Pourtant, le corps de la jeune et belle femme est en pleine lumière. C’est elle le sujet de l’oeuvre, fauchée dans la fleur de l’âge, sa beauté est à présent fixée à jamais, notamment par le biais de cette peinture. Une beauté à jamais inaccessible et pourtant : la main masculine la dévoile une dernière fois, profitant du spectacle. Une main à laquelle peut s’identifier n’importe quel spectateur qui serait sensible à la beauté de cette jeune femme.

Et voici une oeuvre qui synthétise parfaitement le rapport entre l’art, la médecine et les femmes. Il s’agit de La dissection d’une jeune et belle femme de Heinrich Hasselhorst peinte en 1864.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
La dissection d’une jeune et belle femme, Heinrich Hasselhorst, 1864, huile sur toile, Historisches Museum, Frankfurt 

L’oeuvre représente l’anatomiste et anthropologue Francfort Johann, situé tout à droite. Cette oeuvre était destinée à illustrer sous forme de planche son ouvrage L’Anatomie des belles formes féminines, publié en 1864. Un chirurgien soulève un pan de peau de l’abdomen de la jeune femme, présentant les organes alors dévoilés. Dans l’arrière-plan, deux artistes ont été identifiés, il s’agit d’Hasselhorst lui-même et de Jacob Becker qui observent avec attention la scène. La morte serait une suicidée de 18 ans que l’anatomiste a souhaité observer de près, car selon lui son corps était dans les proportions idéales d’un corps féminin. Le titre de l’oeuvre est d’ailleurs sans ambiguïté à ce sujet. Le mystère féminin et sa beauté sont ici littéralement observés jusque dans leurs entrailles par des hommes professionnels, aux statuts reconnus, respectés et écoutés. Cette même beauté – idéale – qui envahira les murs des musées et Salons tout le long du XIXe siècle, perpétuant à l’infini l’image d’une femme objectifiée, passive voire lascive sous le regard des contemplateurs masculins.

L’art d’objectifier les femmes souffrantes
L’art d’objectifier les femmes souffrantes
Aphrodite, d’Adolf Hirémy-Hirschl, vers 1893, huile sur toile, 110,7 x 275,6 cm, Collection privée
et Salammbô, Richard Michael Putz, vers 1898, huile sur toile

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Sources

• Bret Jean-Noël, Feuillebois Victoire, Nocturnes, l’art, le rêve, la nuit, Presses universitaires, Paris, 2020
• Duby Georges, Perrot Michèle, Histoire des femmes en Occident – Le XVIe-XVIIIe siècle, Perrin, Paris, 2013
• Duby Georges, Perrot Michèle, Histoire des femmes en Occident – Le XIXe siècle, Perrin, Paris, 2013
• Gargam Adeline, Histoire de la misogynie, Les éditions Arkhé, Paris, 2013
• Gavoille Aurélie, Philippe Bonnichon, Le docteur Péan enseignant à l’hôpital Saint-Louis et sa découverte du pincement des vaisseaux, article à lire ici
• Michelet Jules, La Femme, Hachette, Paris, 1860


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