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(Note de lecture) Laurent Albarracin, Contrebande,, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


Laurent Albarracin  ContrebandeLa contrebande, on le sait, c'est l'art (!) d'écouler un produit sans payer la redevance ou le tribut requis. On y enfreint l'interdit qu'édicte (le "ban") tout État de trafiquer en lui sans lui. Littérairement, ce pourrait donc être un commerce frauduleux de sens, une distorsion secrète à l'œuvre dans une publication. Les belles-lettres s'opposant à la science (à l'établissement méthodique et impersonnel du vrai dans un ordre de phénomènes), l'ouvrage ainsi titré avouerait abuser de sa nescience, jouer en quelque sorte de son officielle irresponsabilité objective, faire chanter à son poème une tout autre musique que celle qu'il prétend faire "sonner" (le double pataquès d'un je-ne-sais-pas-t-à-quoi ce discours renvoie, ni t-à-qui-il-s'élargit). Pourtant, malgré une première partie titrée "Bande" - Contrebande n'étant que la troisième et dernière partie éponyme, et géniale, du recueil –, l'équivoque érotique ne paraît pas de mise ici, car l'auteur reste bien élevé (adonné à un effort strictement expressif) et loyal (n'y cachant rien que le désir ait préempté). S'il y a donc contrebande ici, dissimulation douanière du Bien à déclarer, c'est simplement que le génie n'a pas pu ne pas déplacer la frontière.
C'est que le génie littéraire du sonnettiste ici est hors de doute : l'extraordinaire aisance, l'imparable virtuosité, la somptueuse malice, et "la mystérieuse préciosité" française (dont parle souvent Vincent Bioulès), du poète Albarracin tétanisent et enchantent, comme on voit et entend aussitôt dans "Le Hamac" (p.82) ou le "Laveur d'eau" - comme on dirait : le Significateur de sens... (p.78)
Composer un sonnet couché dans un hamac
N'est pas très confortable et assez difficile.
C'est comme balancer en avion un missile
Sans nécessairement décoller du tarmac.
Il faut être ingénieux pour atteindre sa cible
(N'être pas regardant pour la juger atteinte) :
Les mailles du filet, en desserrer l'étreinte
Et s'en remettre au flot du hamac extensible.
Le fuseau de coton tangue alors en pirogue
Amarrée des deux bouts aux deux pins qu'elle esquive
Ainsi que des écueils qui borneraient l'eau vive
Sur laquelle la barque opiniâtrement vogue.
On flotte entre deux eaux comme entre les piliers
Tenant la rêverie qu'il s'agit de lier

Je refuse que l'eau soit sujette à croupir.
Il est inadmissible, il est indigne d'elle
De la voir s'envaser dans des stases mortelles,
S'embourber dans la mare et se mettre à sentir.
Ouvrier mécontent équipé de ses rimes,
Le poète impétrant qui est un laveur d'eau,
En déposant sa pierre au milieu du ruisseau,
Tâche de la remettre au courant qui l'anime.
Que fait-il en effet sinon la replacer
Dans le circuit parfait et autonettoyant
Où l'eau purifie l'eau en la renouvelant ?
Le système n'a rien de très sophistiqué :
Il suffit d'un peu d'eau – un ru fera l'affaire –
D'une pente légère et de la laisser faire

Notre sonnettiste est étincelant parce que son art de penser l'est devenu : dans les proses de la 2ème partie ("L'atelier général"), – courts Contes de notre La Fontaine, comme mariant Roubaud et Ponge devant le maire Queneau, avec Cliff et Fourcaut en témoins bougons – sa poésie (délestée de tous pieds, rimes et schémas de vers) reste intacte. L'esprit de l'auteur y est d'une même souveraine justesse, semblant manier, en guise d'art de penser, un prodigieux bâton à liens. Il n'y joue, parfois, sous les mots que pour danser large ("le chas de l'aiguille est un trou de souris ..." (p.51) ; "Pourra-t-on jamais un jour compulser le dossier de la chaise  ?" (p.52); "Il y a une bouteille allongée dans le ruisseau qui remplit l'eau de pente. L'eau ne fonctionne qu'avide" (p.59) ; "Une brise légère agite le peuplier (...) Il jette son argent par la fenêtre" (p.61) ; "En coulant sous les ponts, l'eau ne les laisse pas de marbre" (p.63). Comme l'écrit si nettement Pierre Vinclair, "Cette manière de penser les choses à travers les rêveries que nous en propose la langue (avec elles et contre elles) ... doit moins aux promenades dans le Littré (ou à la recherche d'étymologies secrètes) qu'à une phénoménologie amusée sur l'apparence de l'idiome commun, au cours de laquelle les mots finissent toujours par avoir quelque chose des objets auxquels ils renvoient" (p.14-15).
Notre auteur ne se refuse pas même le jeu de lettre (ici, un "f"), quand il vaut mot d'esprit : "Notons que le mot clef est lui-même doté d'une feuille lobée, mais tournée vers l'extérieur, où bruit le vent de l'aventure. Le mot clef se ferme en ouvrant la parenthèse du monde. Il pose une question où se tient l'anse des possibles. Prenons donc exemple sur les mots pour parfaire les choses" (La tasse à molette, p.60)
Trois aperçus de la profondeur de l'aède. D'abord la naïve suggestion de doter des objets d'un prénom (pour les cibler mieux en leurs ébats mutuels, comme serait le petit nom de leurs contacts) est d'une croustillante puissance spéculative :
Est-ce que oui, non, Louis est le prénom de l'or ?
L'échelle au creux des lits se prénomme Escabelle ?
Est-ce que les chapeaux, quand entre eux ils s'appellent
Usent intimement d'un affectif Rebord ?
" (p.25, second quatrain)
Ensuite : dans la Lune montrée de l'obsolescence programmée (par exemple d'une tondeuse Honda), gardons-nous, dit le poète, de regarder le doigt de sa simple panne, sa récalcitrante inertie du jour :
Quand sur la terre lourde en proie aux longues herbes
La tondeuse à gazon pèse son âne mort
Parce qu'elle a calé, qu'elle ne redémarre,
Et qu'il faut tirailler sa courte bride acerbe

Et la pousser encore jusque dans la remise,
Son guidon paraît lors l'extension du guignon.
C'est jouer de malchance et la plainte est de mise ..
. (p. 26, début)
Enfin, ce n'est pas moins que le prix du général devoir de mémoire que nous fait reconsidérer le silence amidonné de cette armoire :
Malaimée naphtaline, on vous juge vieillotte,
Vous l'emblème à jamais des choses trop gardées,
Le symbole confit des linges confinés,
N'empêche du passé vous êtes la loupiote.

Vous brillez dans le noir, témoignez d'une époque
Où les draps dans l'armoire âprement entassés
Vivaient continûment leur vie sans équivoque.
Vos boules sont les œufs fécondés d'un passé
... (p.29, deux premiers quatrains)
On souligne ici l'infaillible jubilation du propos, mais l'érudite et courtoise méditation n'est jamais loin. Pierre Vinclair, dans sa forte et précise Préface ("L'allégeance amusée aux choses", parfaite albarracinade !) demande si ce chant de Contrebande est d'abord lyrique ou bien réflexif – si, naïf, il est fait d'abord pour saisir et mouvoir l'âme, ou bien, sentimental, tamiser et taquiner l'esprit – et répond, comme on s'y attend, avec une savante et complice perspicacité (ces deux magnifiques intelligences du poète et de son préfacier se considèrent et complètent d'autant mieux qu'elles se sont pour une part faites l'une l'autre). On a quoi qu'il en soit ici un formidable morceau d'Éveil, un chef d'œuvre prêt à durer, où le génie de l'enfance a miraculeusement bien vieilli :
La mare est accroupie dans son coin de soleil.
On dirait dans les rais qu'elle urine à l'abri
Ou qu'elle prend le frais sous sa jupette à plis.
Elle est toute flapie, ensuquée de sommeil.
Elle dort à demi, à moins qu'elle ne veille
À garder au contraire un semblant de vigie.
Lors le glauque marais encombré de débris
Apparaît comme un puits où méditer l'Éveil ...
(p.21)
Marc Wetzel

Laurent Albarracin, Contrebande, préface de Pierre Vinclair, Le corridor bleu (collection S!NG), 96 pages, octobre 2021, 12€.
On peut lire d’autres extraits de ce livre dans l’anthologie permanente de Poezibao.


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