Mais bien ancré dans le musée et focalisé sur les questions de classifications, Luca avait là une tâche énorme qui l’employait totalement. Cependant, les années passant, il se heurtait de plus en plus à Schmeltz, le conservateur du musée, sur ses méthodes et son organisation qui ne parvenaient pas à faire face au flux d’objets entrant. Il n’avait du reste pas apprécié que Schmeltz vende une figure de Nukuoro à Berlin et une à Oslo. Ces petites statues que Kubary avait fini par collecter étaient devenues précieuses aux yeux de Luca, et malgré la transparence des ventes, celles-ci ne lui avaient pas plu. Luca considérait, sans réel fondement, les statues comme moralement la propriété de son ami. Elles n’auraient jamais dû quitter le musée !
Par ailleurs, les publications exigeaient de plus en plus de soin dans l’identification et dans la recherche permanente sur les spécimens nouveaux qui affluaient, et Schmeltz n’était décidément pas assez pointilleux… De guerre lasse et toujours désireux de partir au loin, Luca avait ainsi claqué la porte du muséum, et cherchait un emploi.
À Noël 77, il avait souhaité retourner dans son pays natal florentin, passer quelque temps entre famille et amis anciens, car son grand-oncle venait de mourir. En fait il n’avait plus vraiment de famille et les amis étaient partis eux aussi vers d’autres villes, d’autres contrées.
Il ne resta donc pas longtemps en Italie et fit une étape à Marseille sur la route de Paris, là où il espérait trouver un emploi.
Marseille était une ville qui le séduisait, car elle avait la réputation d’être une fenêtre ouverte sur l’Afrique qu’il ne connaissait pas et qui l’attirait, comme ces maîtresses lascives et fières qui vous semblent inaccessibles.
Aux yeux de Luca, ce personnage était en train d’acquérir la stature d’un père idéel : il alliait les qualités de marin qu’il aurait aimé être, celui de « curieux » des cultures du monde qu’il était, et par-dessus tout c’était un « spécialiste » du Pacifique Sud, notamment des Marquises dont il avait rapporté des écrits sur la faune, la flore… et aussi des objets.
L’enthousiasme qu’avaient suscité ses conversations avec Kubary quatre ans plutôt s’en trouvait ravivé dans le cœur de Luca. Puisqu’on parlait de Jouan comme le « père des marins », car étant un homme qui savait allier autorité et empathie, il n’en fallut pas plus pour décider Luca de se rendre à Cherbourg et rencontrer cet homme !
Mais avant Cherbourg, il voulait, suivant son projet d’origine, tenter Paris ! Il était informé de la montée en influences du docteur Ernest Théodore Hamy dans les milieux d’anthropologie de la capitale. Il était alors l’adjoint de Quatrefages, alors titulaire de la Chaire d’Anthropologie au muséum d’Histoire Naturelle. Luca devait le rencontrer, peut-être avait-il besoin d’un collaborateur ? Il souhaitait également visiter l’exposition universelle qui allait ouvrir ses portes, c’était là une belle occasion ; et puis Paris était sur le chemin de Cherbourg.
Il arriva donc au printemps 1878 dans la capitale. Un musée temporaire des missions ethnographiques avait vu le jour. On l’avait installé dans le Palais de l’Industrie sur les Champs Élysées et une exposition d’objets péruviens s’y tenait. Cela constituait pour Ernest Hamy un premier pas dans son désir de montrer au grand public des objets « lointains ». Mais il n’y trouvait pas son compte, avait-il confié à Luca lorsqu’ils se rencontrèrent, ses ambitions étaient bien plus élevées quand on parlait musée. Dans ce contexte, Luca aborda l’anthropologue et lui fit part de son désir de participer à cette grande aventure qu’allait constituer la création du futur musée. Mais l’entrevue fut brève et décevante : Hamy n’avait pas besoin d’un naturaliste dans son équipe, déjà complète.
À suivre...
Photo 1 : Planche 30 in Die ethnographisch-anthropologische abtheilung des Museum Godeffroy in Hamburg. Ein beitrag zur kunde der südsee-völker,von J.D.E. Schmeltz und dr. med. R. Krause, 1881. En ligne.
Photo 2 : Portrait d'Henri Jouan in La presse de la Manche
Photo 3 : in Les merveilles de l'Exposition de 1878, Paris Librairie contemporaine 1879 en ligne sur Gallica