Magazine Beaux Arts

Misère du journalisme français

Par Abdesselam Bougedrawi @abdesselam
MISÈRE DU JOURNALISME FRANÇAIS

µ

Il y a de cela plusieurs décennies, lorsque j’étais jeune interne à la faculté de médecine de Casablanca, j’avais pour habitude le dimanche matin, d’acheter un journal français très célèbre. En fait, j’acquérais la parution du dimanche.

Ensuite, avec quelques amis, je m’installais dans le café La Rotonde dont la situation est des plus stratégiques.

Par le seul fait du hasard, j’ai rencontré quelques bons collègues du lycée. C’est dire combien ce dimanche matin était un moment précieux pour nous tous.

Le journal que je lisais était bien consistant avec plusieurs pages. J’en avais donc pour mon argent.

Dans mes souvenirs il coutait 12 dirhams. À titre de comparaison, avec cette somme on pouvait s’offrir quatre sandwichs avec des frites. C’était l’époque bénie où les sandwichs avaient un goût proportionnel à leur prix. Mais cela, c’est une autre affaire !

À travers la lecture de ce journal je voyageais à travers l’univers. Les phrases étaient magies, les analyses envoûtements.

Je pouvais, la semaine durant, jusqu’au prochain dimanche, voyager à travers les contrées les plus reculées, gravir les hautes montagnes de l’Amérique latine, ressentir le froid du goulag soviétique.

Et puis, comme on dit dans les contes, arriva ce qui devait arriver.

Je me suis rendu compte que quelque chose n’allait plus dans les articles de ce grand quotidien, faut-il le rappeler.

Dès la première phrase, je pouvais deviner l’article dans son ensemble. Je pouvais même prédire la conclusion dès l’introduction.

Le journaliste devenait subitement, pour moi, bien prévisible, les phrases éternellement les mêmes, les tournures à l’identique.

En fait, en consultant d’anciens numéros que je gardais comme des reliques, je me suis rendu compte que ce style creux était là, et ce depuis mon premier dimanche.

En relisant un ancien article sur un sujet que je maîtrisais parfaitement du fait de ma culture, je me suis rendu compte de la misère culturelle des rédacteurs de ce quotidien si célèbre.

Le sujet portait sur les sunnites et les chiites. Non seulement l’article était approximatif, mais comportait bien des inepties. Les journalistes, comme les sophistes grecques, écrivaient pour ne rien dire.

Il suffisait d’insérer des mots-clés par ci par là : sunnites et chiites.

De les orner de phrases creuses telles : les sunnites et les chiites ne s’entendent pas.

D’y mettre de temps en temps des phrases à la tournure savante : ce n’est pas tant que les sunnites soient ennemis des chiites qui pose un problème, mais plutôt le fait que les sunnites…

Je mets au défi quiconque ayant lu cet article de dire quelle est la différence entre sunnites et chiites.

Non seulement je pouvais deviner l’article dans son entier, j’imaginais la mimique même du chroniqueur.

Dans mon esprit, et cela correspond à la réalité que j’ai pu vérifier par la suite, ces hommes de presse semblaient échappés du feuilleton américain Dallas.

Je me suis souvent demandé pourquoi des personnes persistent à lire ce quotidien. Il est bien vrai qu’elles deviennent de plus en plus rares.

Malheureusement, je pus constater que la télévision était également contaminée par cette misère de la pensée. Misère de la pensée compensée par une même façon de s’habiller, une même façon de réfléchir, une même façon de réagir.

On eût dit que pour être présentateur il faut passer inexorablement par un rôle dans ce feuilleton Dallace.

Je dis Dallace parce que je suis d’un certain âge. Peut-être ces animateurs sont issus d’un autre feuilleton : les feux de la rampe, à moins que ce ne soit alerte à Malibu. Ce sont tous de braves petits clones. Un psychologue, même averti, en perdrait la raison.

Regardez-les, observez-les, examinez-les attentivement. Vous trouverez que leur mimique est la même :

1 Air d’indignation lorsque la personne invitée sort du cercle conventionnel. On eût dit qu’il s’agit d’une affaire personnelle.

2 Comportements d’inquisition si vous persistez à sortir de ce cercle.

3 Leçon de morale si, malgré tout, ce cercle vous le transgressiez.

4 Mais l’apothéose, les feux d’artifice de la misère, c’est le jeu des sourcils lorsque l’interlocuteur parle tout en restant à l’intérieur des conventions.

 Observez les sourcils, c’est très instructif. On eût dit un chef d’orchestre qui encourage son interlocuteur à continuer dans la voie gentille du convenu.

Un gentil petit couac gratifie d’un gentil petit froncement de sourcils. Que ce soit celui de gauche ou de droite, je peux vous rassurer, cela ne compte pas. Pas la peine donc de s’en formaliser.

Les seuls à les mettre mal à l’aise, à les énerver, ces braves présentateurs, à moins que l’on ne disent animateurs, sont les politiques avec leurs sourires ouistiti. Face à ce sourire de l’intelligence assassinée de sang-froid, notre brave animateur ne bronche plus. Les sourcils dans l’attitude de celui qui fait une promenade en pyjama. Mais cela c’est une autre affaire.

Aussi, se passa pour la télévision ce qui s’était passé pour ce journal que je lisais chaque dimanche matin avec plaisir. Dès que l’animateur apparaît à l’écran, sourire plein le visage, je change de chaîne. Heureusement qu’il y a les télécommandes.

Pourquoi des gens ont-ils la patience de regarder ces émissions de débats ?

En premier lieu, certains s’ennuient chez eux. Le martyre de la télévision n’est rien à côté de leur morosité.

En second lieu, pour faire comme les autres. En effet, fatalement, dans les lieux de travail les sujets reviennent sur la dernière information bidon de la veille.

Pour certains, la peur de se voir traité de demeurés s’ils ignorent le dernier calembour grotesque d’un journaliste du dimanche. Le même dimanche que celui où je lisais les articles de cet insipide quotidien.

Finalement, les dimanches, je ferai mieux comme le dit Bécaud d’aller à Orly voir décoller les avions. Contrairement à ses miséreux journalistes, Bécaud avait du talent. Ses dimanches à lui, étaient des moments de bonheur. Voilà que je saute de l’âne à l’étalon. La faute est à qui d’après vous ?

#Journal #quotidien #journalisme #presse #prévisible #cancelculture #dictature #manipulation


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Abdesselam Bougedrawi 116 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte