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(Anthologie permanente) Claude Favre, Sur l'échelle danser

Par Florence Trocmé


Claude Favre  sur l'échelle danserClaude Favre publie Sur l’échelle danser, aux éditions série discrète.

« (...) dans la guimbarde de tout sur la route de rien »
Fernando Pessoa, Bureau de tabac

Écouter. Près de Tovarnik des migrants attendent un bus.
On ne les voit pas.
Tous instants décisifs. N'oublier, le monde est là.
Et respirer. Respirer.
Contre l'essoufflement, chaque jour, d'heure en heure,
respirer, chaque jour, respirer, d'heure en heure, aller un
peu plus loin, n'aller nulle part, de bonté et d'ardeur.
Sur la route de rien.
Ce matin, de nuit encore, cette folie de sauter pieds nus,
l'herbe drue de rosée froide, dehors, jaillissant du sommeil,
dehors.
Pas de peur, pas mourir, pas aujourd'hui.
4° ce matin.
Je crois qu'il n'y a pas de lumière en ce monde sinon ce monde

(nous avions tout perdu en aimant)
Campement évacué plus loin. Sur un parking. Loin
des arbres et leurs couleurs. Sanitaires en dépannage,
d'inconfort. Tenir propre, leur règle de vie. Ils ragent.
Fougueusement et rois des branchements et ils rient.
Plus loin, se retrouver encore une fois plus loin. Ils disent,
viens. Plus d'électricité possible, plus d'eau complique,
inquiète. D'abord se laver. Les rejoindre et se laver. Un café
en partage et deux et trois et des histoires tumultueuses qui
toujours se terminent par le rire. Écouter.
Écouter. Il y a le monde. Calais, mi-novembre, la police
retire tentes et bâches aux réfugiés.
En tibétain, « être humain » se dit a-Gro ba, qui veut dire
« celui qui part », « celui qui s'en va en migration »

Il y a les lisières, il y a les ombres.
Hors de, sans adresse. Hors de, espace mortel parfois.
N'être d'ici ni d'ailleurs.
S'éloigner, le décider. Plus loin, à nouveau plus loin, un peu
près de la peur, pas peur.
Il y a les lisières, il y a les ombres, il y a des oiseaux.
Vivre.
(nous lancions nos cris à qui mieux mieux)
Le moins de traces possible. Seules des traces de don,
de bonté, si souvent d'impossible. Et pourtant non. Se
battre de forces et rages, contre l'impossible.
Ne pas vouloir se survivre, vivre. Ne pas écrire plus haut,
plus grand que soi, peser le poids de chaque mot, en chaque
phrase. Ne pas savoir ce qu'est une phrase. Ne savoir que
si peu. Écouter, écouter d'attention libre. Se taire, écouter,
savoir se taire. Fragile.
Disparaître. Peut-être.
En chute libre, aguets des zones aveugles de la pensée.
Ne pas toujours les reconnaître, chercher, tenter.
Ne rien céder aux meutes, hordes. Vivre. Hors de.
Disparaître.
Ne pas savoir. S'écarter. Se déprendre. Cela n'enlève rien
aux sourires. Fait sourdre rires et sourires.
Se déprendre de soi, coriaces habitudes, bringueballes. Se
déprendre des autres, du regard des autres qui rassure, ou
inquiète, donne existence. Se déprendre de soi, ce n'est rien,
ne pas croire. Tenter de comprendre, croire comprendre.
Ne rien comprendre. Presque.
Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous

Tenter.
Ne rien céder aux meutes. Pas de conciliation. Sans qu'il y
ait d'ailleurs.
Creuser les ombres. Et peu importe le temps. Partir de soi.
(nos langues arrachées)
(...)
Claude Favre, sur l’échelle danser, série discrète, 2021, 72 p., 12€, pp. 7 à 10.
Prière d’insérer : (et sur le site de l’éditeur)
Sur l'échelle danser est un texte tissé de plusieurs voix. Voix de la poète ou du narrateur déambulant, où affleurent les difficultés, les peines, la solitude mais aussi beaucoup de volonté, de tendresse, d'humanité. Voix aussi entendues à la radio, échos du monde, des souffrances, des violences, des inégalités qui le traversent et dont chaque jour nous sommes les témoins. Et voix de la littérature enfin, d'auteurs et d'autrices, qui viennent se mêler au texte, s'y fondre, tantôt renforçant tantôt contrebalançant les autres voix. Si ces citations s'intègrent si bien, si justement au texte, c'est que Claude Favre mène depuis de nombreuses années un travail tout à fait particulier de mémorisation de textes qui est venu nourrir l'écriture de ce livre.
Depuis 2005, Claude Favre publie ses textes dans revues papier et numériques (Nioques, Pli, Hector, Attaque, Remue.net, laviemanifeste*...). Elle a également publié une dizaine de livres parmi lesquels : Métiers de bouche, Ink, 2013; Vrac conversations, Éditions de l'Attente, 2013 ; A.R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014; Crever les toits, etc. - suivi de Déplacements, éd. Presses du réel (coll. Al Dante - Pli), 2018.
*NDLR et Poezibao !


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