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(Note de lecture) Christophe Mahy, A jour passant, par Olivier Vossot

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) Christophe Mahy, A jour passant, par Olivier VossotUn poème d' Arrière-plans, le recueil précédent (aux éditions L'herbe qui tremble, 2020), se terminait par une formule qui pourrait désigner ou condenser à elle seule la poésie de Christophe Mahy : il y était question d'" obscure tension des lisières " - " Lisières " est justement l'une des trois sous-parties de ce nouveau livre, paru chez Gallimard : A jour passant.
" L'obscure tension des lisières " : l'expression, ramassée, dit beaucoup et d'abord ce primat de l'ombre, de la nuit, qui traversent A jour passant (les trois titres de sections eux-mêmes, " Veillées ", Lisières ", " A jour passant ", n'ont-ils pour envers ou " arrière-plan " l'obscurité ou la nuit même ?) - il y a aussi l'idée d'une frontière, derrière laquelle tout pourrait se jouer ou se joue déjà - une forme de résistance enfin, comme une peur enfouie, mais aussi un dynamisme, un magnétisme, une sorte d'invincible attraction : un jour ou l'autre, il faudrait entrer. A jour passant révèle les deux pôles de cette tension secrète et " troué[e] d'arbres " - quelque chose en deçà des mots, et qui tire, attire, sans nom (car " ce que l'on peut dire / n'est rien / en regard / de ce qui se tait "). Une attente réciproque et comme irrévocable - où " tout recommence / sans jamais finir " - dont, enfin, on ne s'approche qu'à tâtons (" sans pour autant savoir / ce que tu attends / depuis toujours "), pas à pas, à la toute fin du livre :
" Ce que nous cherchons / aux heures de ciel et de lumière / est sans nom " (p.109)
" tout ce qui s'éloigne / dans la lumière oubliée " (p.119)
" les sillons noirs / de la nuit sur la neige " (p.125)
" ce qui est sans nom / nous attend " (p.130)
Il s'agit là d' aller, de rejoindre - traverser des jours qui ont été là à peine - on sait qu'" on ne part pas " (écrit Rimbaud, autre Ardennais) : " Nous ignorons ce qu'est partir / même aux heures d'adieu / car notre vie demeure / plus sédentaire que les pierres " ; " Les trains que nous prenons / restent en gare ". Au fil des poèmes, et comme dans les rêves, il semblerait que le moindre déplacement ne nous entraîne nulle part, ou entraîne notre cécité - sans réel espace où aller ni arriver jamais : " et tu repars sans même t'être arrêté / vers la nuit pleine de trains " ; " et c'est toujours / le même pas / au fond du même automne ".
Peut-être que l'ombre n'est pas le territoire face à nous - que derrière nous, se dresse l'inquiétante densité de sa forêt, comme un passé projetterait sa propre ombre sur la nôtre, et celles des fantômes qui la peuplent : " au fond du paysage / je regarde / l'ombre éteinte des morts " ; " pour quel adieu tremblant / au front des quais sans voyageurs ? ".
La forêt est donc intérieure, la forêt est donc du temps - du temps mort cherche une lumière qui le rende habitable, clair - spatial : " trouver l'issue / à ce qui se dérobe / [...] / dans la lumière / où l'espace et le temps / ne font qu'un ". Entretemps, nous vivons " dans les lumières brisées ", " l'absence en toi / joue toujours la montre ", " l'échine des forêts / frissonne sous le vent / et nous cherchons / parmi les claires-voies / la trace d'un soleil perdu / dans l'ombre des vieux cloîtres ". Nous cherchons quelque chose qui de toujours nous parle, que nous connaissons déjà, et qui nous connaît : " ce qui m'habite à distance et qu'il me tarde / de reconnaître " ; " ce qui est sans nom / nous attend ".
Que peuvent alors les poèmes ? Vouloir dire échoue à dire, fait reculer d'autant ce à quoi obscurément nous aspirons et qui nous aspire : " comme si les mots / étaient autre chose / qu'au ciel aveugle / un soleil possible " ; " nous regardons tomber / la pluie sur le jardin / sans jamais rien avouer ". Tout s'éclaire peut-être, de savoir que la nuit n'est pas l'épreuve spirituelle, mais sa condition, sa chance : " Que le jour paraisse / et rien ne demeure plus en nous " ; " et nous n'avons d'autre recours / que de faire avec / ce que l'absence perpétue ".
Ici, apparaît un autre aspect de la poésie de Christophe Mahy, très présent dans ce dernier recueil : les poèmes y sont comme des pensées, ou plutôt - à la manière de celles que compilait pour lui-même Marc-Aurèle - des rappels à la pensée, des exercices de prise de conscience, et comme le philosophe Thémistius, au IVe siècle, les qualifiait déjà, des paraggelmata ou " exhortations " ( Oratio 6 - Philadelphoi - 81c). Si le poète ici se dédouble par le tutoiement (ou un " nous " qui l'universalise), c'est souvent ainsi pour " s'exhorter ", et tout au long du livre se multiplient les injonctions ou expressions de l'obligation : " Laissons là le jour qui s'épuise " ; " laissons là / ce qui nous perd " ; " Regarde / [...] / mais surtout n'efface rien " ; " allons donc maintenant " ; " Il faudrait certains soirs " ; " Tu peux laisser ton pas sur la route ". Et puis la poésie est comme " cousue " ici de connecteurs logiques (certes, mais, alors, donc...), qui semblent servir moins l'argumentation qu'une velléité de " conversion intérieure " - par eux-mêmes ils la convoquent, la valident - avalisent son " processus ".
Pour autant, ce qu'on traverse là n'est rien d'abstrait, s'incarne dans une nature froide et tremblée, dont nos remous secrets épousent le paysage : " le vieux clocher là-bas / tremble sur le coteau " ; " la clarté froide des étangs / les arpents de broussailles / le sillon tremblé du fleuve " ; c'est au point " d'être au chemin suivi / ce que la pluie est à la mer ".
Plus que dans ses articulations rhétoriques, c'est peut-être dans ces allusions resserrées et sensibles (notamment à la nature) que la poésie ici délivre ce qu'elle peut - peut-être aussi dans le délicat déroulé des poèmes, le plus souvent une phrase, mais dépliée vers à vers pour n'en pas abîmer le fil, ou plutôt le redécouvrir chaque fois, inscrit dans un rythme, vibrant.
Être digne de son enfance
ne se paie pas de mots
mais de présence
à ce qui meurt en nous
cette part d'inconnu
dont nous ne savons rien
mais qui comme les choses inutiles
aux yeux du monde
nous ramène sans cesse
à bon port.
(p.48)
A la fin nous ne saurons rien de " ce qui meurt en nous ". Le poème n'est que la tentative toujours renouvelée d'aviver ou de polir la conscience, de l'orienter dans cette nuit " à jours passants ". C'en est aussi l'échec (l'obsession " déjà silence ") : " tu n'en sais pas davantage / sur ce qui s'offre là / au revers / des lisières sans retour " et " le maintenant nous échappe / comme un regret / à mots couverts ". En somme, les mots du poème bordent le passé, cette attraction des lisières - ils prolongent la nuit, poursuivent l'attente - " et j'ai tant attendu / que je crois avoir déjà vécu / cette heure attentive et pure / qui ne guérit de rien / mais pourtant plus nécessaire / que cette vie / de mots perdus / et de phrases ordinaires " (p.50).
Olivier Vossot
Christophe Mahy, A jour passant, éditions Gallimard, 2021, 144 p., 14€


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