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(Note de lecture) Jacqueline Risset, 33 écrits sur Dante, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


La Signora et le poète

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C’est un outil de travail essentiel qui nous est donné avec les 33 écrits sur Dante de Jacqueline Risset publié chez Nous sous une belle jaquette rouge et ivoire, illustrée avec le  profil le plus acéré de la poésie.
En effet, sont réunis ici, grâce à Jean-Pierre Ferrini et Sara Svolacchia, des entretiens avec Jacqueline Risset et des textes écrits par cette immense traductrice qui a laissé du triptyque de Dante une traduction mémorable (GF, relue et corrigée à chaque édition).
Ses premiers pas de traductrice sont ici élucidés, « parce que le texte de Dante exerçait sur sa propre écriture une pression » nous disent les traducteurs, parce que la réception de Dante en France était catastrophique et les traductions non satisfaisantes, ainsi que ses partis pris comme l’abandon de la fameuse métrique de la terza rima de Dante au profit d’un rythme qui soit équivalent en français à la vitesse italienne.
Danièle Robert, très grande traductrice aussi, pris le parti inverse dans son travail récent et c’est tout aussi passionnant.
Comme le dit Jacqueline Risset : « Chaque traduction est une histoire de sacrifices. Dans mon cas, j’ai sacrifié la couleur au rythme afin de mettre en relief l’idée de naissance continue du texte. » La langue de Dante est heurtée dit-elle, il faut donc « faire entrer cette notion de l’interruption de la langue dans la langue elle-même qui continue. »
C’est la traductibilité d’un texte qui rend possible la traduction comme on le sait depuis Benjamin, tous ne sont pas traductibles. Et la tâche est double : saisir cette possibilité et saisir cet instant qui est aussi de destruction, passage dans une autre langue avec rupture du « lien musaïque », c’est-à-dire du rythme initial.
On ne traduit pas contre d’autres traducteurs, on traduit parce que l’on sent autre chose, on est parcouru d’un frisson de rythme ou de sens encore à venir, on traduit aussi dans son époque, celle de Jacqueline Risset correspondant à la crise ouverte par Tel quel, la revue de Philippe Sollers, dans laquelle elle proposait ses essais. Rimbaud, Lautréamont, Sade, Artaud, Bataille étaient sortis du purgatoire grâce à Tel quel, la question de l’excès plutôt que celle du vide est centrale. « Une sagesse non déposée, non fixée, mais surgissante, irrévérence, actuelle » dit-elle. Cette idée de mouvement, de mobilité et même de mutation est au cœur de son travail, et qui dit mouvement, dit vitesse. Elle traduit également à ce moment littéraire précis du XXème où il y a « un certain état de la porosité de la langue poétique ». Elle accepte encore, pourrait-on dire, l‘inconscient du rythme, un moment peut-être où on ne sait pas mais où on suit ce qui se passe entre les deux langues comme en soi.
C’est son travail subtil suivant son intuition éclairée.
Le grand pourfendeur de la langue au XXème s ce sera Joyce, qui a pris Dante comme modèle, « racine vivante du langage, au-delà du sens » écrit Jacqueline Risset.
Comme Beckett, très différemment, lui qui n’avait plus d’autre livre que La divine comédie sur la table de nuit de sa chambre dans la maison de retraite du Tiers-temps, où il termina sa vie.
Du whisky et Dante : rien d’autre.
Il est vrai que ces trois vers de Dante :
« Et l‘un d’eux, qui me semblait las,
Était assis, brassant ses genoux,
Et tenait entre eux le visage baissé 
»
évoque cette photo connue de Beckett assis, le visage baissé, les mains sur ses genoux.
D’autres aussi, auxquels elle consacre ses textes, poètes (dont des Français contemporains comme Beck ou Rueff)), cinéastes (Fellini, Pasolini) peintres (Botticelli s’échinant sur Dante durant une partie de sa vie, sans pouvoir terminer), toujours ouverte et généreuse.
Trois présupposés pour Jacqueline Risset : faire « table rase », « ni surplomb ni référence », « avant le nom… il faut creuser pour surprendre l’instant de l’énergie de l’énonciation » : au fond, « qui parle ? » nous rappelle-t-elle comme disait Lacan (on est dans les années 70 !). Voici les trois arches du travail qu’elle poursuit. Et qui parle, c’est aussi le sujet, celui qui écrit, qui traduit, et se sent convoqué, pressé, tendu en lui-même par le texte d’un autre, et le personnage central de Dante, qui a Virgile pour modèle.
Voilà la chance d’un Dante qui n’était lu que par les médiévistes, et du coup passer de la terza rima à « une tresse » longue et continue, rapide offre une lecture encore inouïe.
De l’Enfer au Paradis, voici « une tragédie à l’envers » :
«  …et dans le temps peut-être qu’une flèche
s’arrête, vole, et quitte l’arc… »
(le Paradis, cité par J. Risset)
Elle explique bien sûr techniquement ce travail, en partie par la possibilité d’une actualité de Dante continue en lui-même quant au langage. Le français n’ayant pas la musicalité de l’italien, il est nécessaire d’accentuer la vitesse de celui-ci pour rendre la langue de Dante.
Jacqueline Risset a aussi compris que L’Enfer annonce Auschwitz comme Kafka annonce lui aussi Auschwitz (La colonie pénitentiaire), et ceci est toujours possible, cela reste toujours en avant de nous.
L’intérêt des écrits de Jacqueline Risset, et pas des moindres, est d’inclure d’autres lectures, comme celle de Joyce. C’est d’analyser avec sa finesse merveilleuse la présence de Dante, Balzac, chez Baudelaire, Rimbaud ou Lautréamont, et les biais par lesquels ils sont entrés chez Dante et même l’inverse, grâce à une « traductibilité permettant de toucher la modernité énigmatique de la poésie. ».
Martin Rueff, lui-même traducteur de l’italien, dans sa postface, rappelle à quel point la décision de traduire Dante pour Jacqueline Risset fut due aussi à sa surprise de voir le peu d’échos que la poésie de celui-ci avait en France, et que cela était dû aux traductions de l’époque dont « aucune ne laissait passer en français, le souffle, l’énergie, l’émotion que communique la lecture de l’original ».
Il rappelle également que Jacqueline Risset était elle-même poète et que ce fut ce souffle de Dante qui lui fit changer sa propre tessiture.
Martin Rueff dit que « Dante est notre métier à poèmes », parmi quelques autres très grands comme Shakespeare ou Mallarmé ou suivant les injonctions d’un Mandelstam : « Impossible de lire les Chants de Dante sans les attirer vers l’époque contemporaine. C’est dans cette intention qu’ils ont été écrits. Ils sont des appareils à capter l’avenir. Ils appellent un commentaire au futur ».
En somme il faut repartir de Mallarmé pour arriver à Dante, en avant de nous, une idée qui plairait à Walter Benjamin.
Le transport opéré par le rêve présent chez Dante est aussi un transport des langues l’une dans l’autre, avec ses irréductibilités qu’il faut contourner, ces voies qu’il faut inventer.
Une entreprise dantesque non au sens d’infernale (même si…) comme on l’entend toujours, mais au sens d’une liberté puissante.

Cette attraction solaire, avec sa vitesse et son mouvement, à laquelle Jacqueline Risset a su répondre, a pu attirer aussi, dans l’orbite de la liberté de cette pionnière, d’autres travaux, que Martin Rueff cite et éclaire.
Dante maintenant a une réception de plus en plus grande en France.
Cette traductrice, elle-même lumineuse et rieuse, Sybille de Dante, y est pour beaucoup.
Ce livre est une petite mine d’or, un livre étoilé.
Elle avait compris que « stelle » en italien (ce e ouvert vers le haut) étire la langue et le son alors qu’ « étoiles » en français clôt quelque chose (un e muet), mais il n’y avait pas d’autre astre possible pour la célèbre fin de La divine comédie :
« l’amor che move il sole e l’altre stelle », « l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles ».
Là, pas d’échappatoire, mais on le sait par elle, il y a du sacrifice dans l’art de traduire.
Comme au fond, dans tout amour.
Isabelle Baladine Howald

Jacqueline Risset 33 écrits sur Dante, Nous, 2021, conçu et présenté par Jean-Pierre Ferrini et Sara Svolacchia, postface de Martin Rueff, 304p., 22€
Achevé d’imprimer le 14 septembre, jour de l’anniversaire de la mort de Dante.
Comme quoi, il faut toujours lire un livre jusqu’à la fin.
Signalons trois vidéos visibles sur Youtube, dont un témoignage de Carlo Ossola à la mort de Jacqueline Risset en 2014, une sur le site de l’Ina (entretien avec Bernard Pivot).
Entretien Jacqueline Risset, grande traductrice de Dante
2014, 23’18
Entretien avec JACQUELINE RISSET, auteur d'une traduction ...
2012, 3’55
Entretien Carlo Ossola : souvenir de Jacqueline Risset
2014, 24’37


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