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Nightmare Alley, Guillermo Del Toro

Publié le 20 janvier 2022 par Franck Lalieux @FranckLalieux

Nightmare Alley, Guillermo Del Toro

C'est comme si la nature des histoires hollywoodiennes racontées actuellement avait provoqué chez Del Toro le désir de cette nouvelle adaptation du roman de William Lindsay Gresham après un premier film en 1947 réalisé par Edmund Goulding (sorti chez nous sous le titre Le Charlatan).

Il y a dans cette histoire d'escroc qui fait croire en ses capacités médiumniques à des gens perdus dans leur deuil d'un être aimé quelque chose comme un commentaire sur le commerce du souvenir, de l'illusion lorsque celle-ci n'existe que pour susciter des affects nostalgiques et mortifères aux spectateurs.

Impossible de ne pas penser à Hollywood et à son pouvoir récemment acquis par les images de synthèse de résurrection des morts, ou encore de sa mise en scène continuelle des figures du passé, notamment dans le climax du film qui rappelle comment, dans Blade Runner 2049, Villeneuve faisait lui-même ce commentaire en ressuscitant le personnage de Rachel, aussi jeune qu'autrefois, pour tenter de piéger Deckard dans sa vie d'avant afin de le mettre en laisse. Ni lui ni le spectateur ne s'y sont trompés : pour l'un ce n'est qu'un autre androïde dont les yeux n'ont pas la bonne couleur, pour l'autre un rajeunissement numérique qui tente d'imiter le souvenir qu'on a du personnage. Comme dans le final de Nightmare Alley aujourd'hui, quand on y regarde de plus près, le trucage est révélé (revoir aussi comment l'insupportable Rogue One traite Peter Cushing).

Nightmare Alley, Guillermo Del Toro

Avec Nightmare Alley, Guillermo Del Toro épouse pour la première fois la forme du film noir, en allant aussi puiser l'inspiration chez Tod Browning et son Freaks pour sa première partie.

Le personnage principal, Stanton Carlisle (interprété par Bradley Cooper), est presque une figure mythologique, l'inconnu sans passé qui arrive dans une nouvelle ville pour sauver son prochain. Mais la première séquence du film indique que le feu qu'il allume dans une petite bicoque perdue au milieu de nulle part est comme la purification d'une histoire qu'il vaut mieux réduire en cendres pour se reconstruire.

Del Toro prend son temps avec son personnage, il ne lui donne pas tout de suite la parole, il ne s'incarne pas tout de suite réellement. Il n'est qu'un corps qui agit en fonction des ordres qui lui sont donnés, il est donc un personnage passif qui attend une opportunité. Et comme souvent dans le film noir, cela ne va pas sans une rencontre avec une femme, ici Zeena (Toni Collette) qui lui met le pied à l'étrier avec son époux Pete (David Strathairn) et lui inspire le désir d'un numéro centré sur la manipulation des spectateurs.

Mais c'est sa rencontre avec Molly (Rooney Mara) et son amour naissant pour elle qui constituent l'étape la plus décisive dans son cheminement. Il voit en elle la possibilité d'un couple, surtout envisagé comme un partenariat mutuellement bénéfique, en rôdant un numéro qui les arrachera de leur statut de petits forains pour devenir des stars en ville.

Nightmare Alley, Guillermo Del Toro

Il y a presque un pacte faustien dans le film, si on envisage le directeur de la foire comme une figure diabolique, interprété par Willem Dafoe avec tout ce qu'il peut laisser apparaître de maléfique dans ses expressions en restant dans les limites de la condition de son personnage. La fin-même de Stanton est déjà esquissée, par l'insistance que le film fait sur une figure très particulière. En réalité, tout le film est déjà joué dans sa première partie, dans ce petit théâtre des illusions de bout de ficelles. Le coup de foudre entre Stanton et Molly par exemple, se traduit visuellement à l'écran par la nature même du numéro qu'elle exécute, observée par son futur compagnon. Celui-ci va plus tard avoir l'idée d'en modifier la scénographie, pour le rendre plus spectaculaire, en la plaçant sur une chaise électrique. Ce qui apparaît de prime abord comme un petit trucage devient plus inquiétant, surtout lorsque l'on apprend plus tard comment elle ressent physiquement la traversée de son corps par tout ce champs électrique.

Cette perversion d'une aimable illusion en quelque chose de plus choquant, de plus spectaculaire mais aussi de plus dangereux résume le film à elle seule, autant qu'elle est une critique du spectaculaire hollywoodien, dont Del Toro se détache ici.

Arrivés en ville pour leur numéro de mentaliste, il ne fallait plus qu'au film que la figure de la femme fatale pour précipiter le récit. C'est l'intervention de Lilith Ritter (Cate Blanchett), en sceptique devant un numéro clairement truqué, et la capacité du mentaliste à retourner la situation à son avantage, qui va le conforter dans ses compétences de déduction et de manipulation, suffisamment pour monter sur pied, plus tard et avec elle, un numéro bien plus dangereux.

Il n'est pas anodin que ce soit une psychologue qui intervient ici. Une professionnelle de l'esprit humain, quelqu'un qui analyse le fonctionnement psychique de ses patients dans un milieu contrôlé est aussi une manipulatrice de l'esprit humain. Mais elle a une méthode et un lieu sécurisé pour cela. Lui joue à l'apprenti-sorcier, motivé par l'argent. Et se brûle, évidemment.

Nightmare Alley, Guillermo Del Toro

Le film étonne chez Del Toro parce qu'il est assez peu spectaculaire, et surtout très noir. Son personnage n'est pas aimable, mais le film ne le juge pas et s'en tient à son point de vue. La production est assez luxueuse, les décors sont magnifiques, le casting est rempli de stars, mais c'est pourtant à l'opposé d'un film à Oscars. Bradley Cooper déploie une belle palette de jeu, il est taiseux et monolithique au début du film, puis s'anime quand il découvre les possibilités du monde dans lequel il est tombé. Il ne quitte jamais une sorte de regard analytique sur les choses, comme s'il jaugeait le monde en fonction de ce qu'il allait pouvoir en tirer. Ainsi, l'on ne sait jamais si ses quelques effusions de joie sont sincères. C'est un beau rôle, certes dur et peu vendeur à côté d'autres blockbusters.

Nightmare Alley convoque l'atmosphère des grands films noirs à l'ancienne, qu'il rehausse d'un parfum d'étrangeté en plus. À l'inverse d'un Edgar Wright qui en fait des tonnes en frimant avec ses références et sa caméra sans rien délivrer de consistant à raconter ( Last Night in Soho par exemple), Del Toro se fait plus discret de prime abord, mais fait preuve d'une tranquille virtuosité avec de grands mouvements de caméra toujours signifiants, et des séquences de confrontations dialoguées qui jouent sur les lignes de force avec le déplacement des comédiens.

Plus retors qu'il n'y paraît, plus singulier dans la filmographie de son auteur qu'il ne laissait penser de prime abord, Nightmare Alley est une grande réussite, une oeuvre que l'on peut appréhender sous plusieurs angles mais qui est surtout un décryptage terrifiant de la psyché humaine.


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