Cette géopolitique bien imprécise dont nous n’avions qu’une vague idée, vue de Cherbourg, nous interpellait quant au choix de notre point de chute dans la grande île.
Dans le récit que Luca m’avait fait de son premier voyage à Bornéo dans les années 60, les peuples qu’il avait côtoyés s’étaient montrés plutôt pacifiques. Mais, aujourd’hui, il voulait en savoir plus sur les Kayan et les Kenyah dont il avait rencontré quelques individus dans sa jeunesse, et pour cela nous allions devoir nous rendre chez les groupes qui n’avaient pas encore migré vers le sud-ouest, et qui peuplaient des territoires méconnus des Occidentaux : le plateau de l’Apo Kayan ou encore la région en amont du grand fleuve Mahakam, des endroits situés plutôt au centre voire centre nord de l’île. Aurions-nous ce même accueil ? Comment nous préparer à d’éventuelles difficultés ?
Avant notre départ, nous étions allés à Leiden aux Pays-Bas. Deux raisons nous y avaient poussés : d’une part, et c’était le motif essentiel de notre déplacement, la présence de notes d’un certain major George Muller sur son expédition à Bornéo, et d’autre part, l’existence d’un important et très ancien jardin botanique universitaire que Luca rêvait de connaître. De par son réseau de sociétés savantes, Henri Jouan venait d’apprendre que les carnets de Müller avaient été retrouvés peu de temps auparavant, et étaient conservés à la bibliothèque de l’université de Leiden. Ce George Müller, était parti de Pontianak, une soixantaine d’années plus tôt, afin de remonter le long fleuve Kapuas dont la source devait se trouver au creux d’une grande chaîne de montagnes du centre de l’île. Très en amont sur le fleuve, se situait le village de Putussibau alors bien connu des marchands chinois et malais, et Müller avait choisi d’installer là sa base pour partir franchir les sommets qui menaient vers le Kalimantan oriental. Nous savions que Müller avait été tué par un groupe de Dayak, mais, bien que peu rassurés, il nous fallait étudier la faisabilité d’une telle entreprise.
Ses notes consultées à Leiden nous furent précieuses, mais, au-delà de tous ces dangers, les cartes qu’on avait bien voulu nous laisser parcourir étaient formelles : ces montagnes et ces multiples rivières semblaient constituer des obstacles infranchissables.
Sur le chemin du retour vers Cherbourg, nous échafaudions des plans pour notre futur voyage. Je poussais Luca à retourner à Sarawak, car depuis peu, un jeune administrateur avait été nommé en la personne de Charles Hose. Charles Brooke, devenu rajah du royaume de Sarawak à la mort de son oncle en 1868, et avec qui Luca avait toujours gardé une correspondance, lui avait appris cette nomination. Il avait brossé un portrait de Hose quelque peu semblable à celui d’Henri Jouan, en plus jeune bien sûr : un homme honnête, empreint de sympathie et de bienveillance toute paternelle envers les autochtones, tant bien même on ne pouvait nier en lui quelques idées par trop conservatrices ! Il était décrit, face à la science, comme un amateur éclairé et des plus enthousiastes, cherchant à comprendre sincèrement le monde, les hommes bien sûr, mais aussi la faune et la flore ; et par-dessus tout, souhaitant rendre compte de ses découvertes. J’imaginais alors que nous pourrions vivre dans cette grande île une histoire bis, semblable à celle vécue à Cherbourg : Luca et moi pourrions œuvrer à la création d’un musée d’histoire naturelle à Sarawak. Je rêvais éveillée bien sûr... Cependant Alfred Wallace, avait confié à Luca cette même idée dans la correspondance que les deux hommes échangeaient régulièrement, à savoir le souhait de voir créer un tel établissement à Bornéo. Tout n’était donc pas une utopie !
C’est ainsi qu’avec beaucoup d’appréhension de ma part, estompée toutefois par l’enthousiasme de mon compagnon, nous nous mîmes à réfléchir comment rejoindre la partie orientale de Bornéo… Samarinda puis la rivière Mahakam semblait un bon itinéraire car parvenir dans cette contrée par l’Ouest s’avérait compliqué, voire impossible. Presque dix ans plus tôt et par ce chemin fluvial, un Norvégien nous avait précédés, Charles Bock.
Partagés entre la tristesse et l’excitation du départ, nous quittâmes Henri Jouan avec la promesse d’un retour prochain, riches de nouvelles expériences et chargés de caisses de collectes. Nous n’avions pas d’affaires personnelles à lui laisser si ce n’est le porte-bébé du Sarawak, premier objet de collecte de Luca que nous offrions d’un commun accord et naturellement au muséum ! Nous passâmes encore par Paris, voir mon père vieillissant et auquel il fallait commencer à prodiguer quelques soins ; mais l’amour filial, quelle que soit sa puissance, est de peu de poids devant l’attrait d’un nouveau monde à découvrir avec celui qu’on aime.
À suivre...
Photo 1 : Carte du sud de Bornéo annotée.
Photo 2 : Vue d'une serre du Hortus Botanicus, Leiden, photo de Jan Goedeljee années 1880.
Photo 3 : in The Pagan tribes of Borneo de Charles Hose, 1912 Photo 4 : Illustration in Chez les cannibales de Bornéo de Charles Bock, 1887. En ligne.