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(Note de lecture) Anton Tchekhov, Lydia Mizinova, Correspondance avec la Mouette, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Je t’aime moi non plus

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Nina.
Personne n’a oublié Nina, la « Mouette » de Tchekhov. Mais qui se souvient de son modèle, la très belle Lydia Mizinova (1870-1939) avec qui Tchekhov (1860-1904) a eu une correspondance très intéressante, publiée ce mois-ci aux éditions Arléa dans la collection Rencontres, sous un beau portrait du Maître en couverture.
Existe-t-il deux êtres qui se soient davantage attirés et fuis … Combat inégal, Lydia, Lika, Lidioucha, dite aussi « petit melon » ou « concombre » étant plus amoureuse d’Anton, dit « petit pigeon » entre autres, que lui d’elle, bien qu’il fut sincèrement attaché à cette jeune femme pétillante de vie. Ils passent leur temps à se chamailler, à s’envoyer des vacheries, et à s’ennuyer l’un de l’autre.
Ils se rencontrent en 1889 à Moscou, elle a 19 ans et lui 29, la dernière lettre est de janvier 1900. Toutes les lettres de Tchekhov sont publiés ici et à une dizaine près, celles de Lika. Il est médecin et déjà le célèbre écrivain, elle enseigne le russe.
On ne saura pas s’il y eut une vraie liaison. Tchekhov souffle le chaud et le froid, certainement aussi séduit qu’apeuré par cette nature aussi flamboyante que versatile.
Il est de toute façon méfiant et au fond peu intéressé par l’amour.
Lika, elle, s’éprend violemment mais se protège par une grande ironie, ne ménage pas son correspondant. Nicolas Struve, auteur de la préface, et metteur de scène à l’été 2021 de cette Correspondance souligne bien le côté théâtral de la relation, c’est tout juste si on n’entend pas les reproches fuser et les portes claquer.
Elle est russe : « tout va très mal mais en même temps tout va très bien », eau et feu, lui sonde l’âme humaine et a certainement bien compris celle de Lika, qui hésite entre mille vies.
Quand elle écrit « à toi pour jamais » deux ans après leur rencontre, seule lettre où elle le tutoie, ce n’est pas du tout la même chose que quelqu’un qui écrit « à toi pour toujours », l’impossibilité est déjà posée.
Cette inégalité de sentiments pèse sur toute la correspondance et empêche certainement une plus grande profondeur. Il signe d’un cœur transpercé d’une flèche, lui fait des déclarations dont on ne sait jamais si elles ne tiennent pas juste de l’humour. Elle rétorque avec une ironie mordante, il répond « Lika ce n’est pas toi que j’aime si ardemment, ce que j’aime en toi, ce sont les souffrances passées et ma jeunesse perdue » (il a… trente ans…), puis « Je suis vôtre des pieds à la tête, de toute mon âme et de tout mon cœur, jusqu’à la tombe, jusqu’à l’hébétement, jusqu’à la folie », comment s’y retrouver…  mais cet aveu ne se reproduira plus, et elle doutera toujours des sentiments de Tchekhov qu’il n’éprouvait peut-être d’ailleurs pas vraiment… et d’après ses biographes Donald Rayfield (qui raconte que Tchekhov appelait Lika « Jamais »…) ou Sophie Laffite (ce « silence du cœur » dit cette dernière, et de le citer : « en ce monde, il est indispensable de rester indifférent »…), il eut de toute façon beaucoup de mal avec la sphère sentimentale et amoureuse et se montre facilement cruel. Ce doute est constant pour le lecteur : ils oscillent, mais jamais ne se décident complètement pour la sincérité. Quand elle dit combien ce qu’elle éprouve pour lui est profond, elle se retire aussitôt, avec une pirouette, sentant qu’elle lui fait peur. Elle est habituée, de par sa beauté, à séduire, lui est entouré de nombre de soupirantes, et pourtant, quelque chose n’a pas eu lieu, mais n’a jamais vraiment vraisemblablement eu lieu pour lui…
C’est une correspondance attachante, qui serre aussi le cœur. C’est souvent drôle, parfois bien acide, il y est beaucoup question du corps, y compris dans les tourments physiques dont ils se menacent l’un l’autre, et beaucoup moins du cœur, bien caché.
En 1893, la lettre de Lika est déchirante, elle est fatiguée de cet amour pas vraiment réciproque, sa seule inquiétude est qu’il se moque… Des années plus tard elle écrit : « vraiment, je mérite de votre part un peu plus que cette attitude blagueuse-moqueuse que vous me réservez. » mais elle sait prendre la balle au bond quand elle lui écrit drôlement : « je vous serre la patte ».
Lika devait quand même beaucoup compter pour Tchekhov puisqu’il en fera la Nina de La Mouette, personnage inoubliable et aussi éternel dans une pièce sur l‘incapacité d’aimer ou le malheur d’aimer sans retour. Finalement elle ferait sûrement un joli saut de côté en agitant son ombrelle en riant et en disant « j’ai au moins eu ça ! »
Il est vrai que ce n’est pas rien.
Isabelle Baladine Howald

Anton Tchekhov Lydia Mizinova, Correspondance avec la Mouette, Arléa, 2021 188 p., 20€


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