Nous avons lu Les mots dessinent les lèvres en connaissant déjà quelques autres publications de Valérie Canat de Chizy, avec un sentiment – malgré le nombre relativement réduit de poèmes (une vingtaine) – avec un sentiment de synthèse. La poète n’a jamais dit avec une plus grande intensité et concision des choses aussi profondes – celles qui, d’une part, lui tiennent à cœur, et d’autre part qui nous ont touchés plus que jamais. Et, de surcroît, dans des poèmes en vers libres, très aérés, voire espacés.
Pourquoi (d’où ?) cette force ? Parce que, peut-être, la vie et la poésie même n’ont-elles jamais été plus proches, jusqu’à coïncider (ou se rapprocher, asymptotiquement, plus que jamais). Alors il n’y a que ça : l’écriture – l’écriture de la vie et l’écriture du poème. Qui coïncident. Donc, il n’y a que l’écriture. Et ce n’est pas une chose facile. La poète parle de la vie-écriture comme d’un « exercice d’équilibriste ». Et c’est exactement cet exercice qui est devenu, dans ce livre, plus que jamais un chant continu.
Si nous avons pu dire, à l’occasion d’un autre de ses livres (l’écriture la vie) qu’elle s’approchait, en écrivant, de la source de la poésie (de son écriture) – idée que la poète même a repris aussi ensuite, dans un autre de ses livres (caché dévoilé : « le poème monte//une vague/va et vient//il puise à la source »), voilà que maintenant il s’agit d’une sorte de métamorphose (métanoïa même : un changement profond, complet). Les poèmes ne s’approchent plus d’une source, mais sont devenus eux-mêmes source. Une source bien spéciale, qui prend la forme (à la fois imaginaire et réelle) d’une ligne sur laquelle avancerait, comme c’est dit plus haut, un équilibriste. Mais aussi une sorte de « jointure », mot que la poète utilise dans un autre poème, celui-ci écrit pour un livre d’artiste, dans la série Carnets rouges de LaOdina : « la vie palpite/jointure entre ciel et océan »).
Le poème, devenu source lui-même, disions-nous, prend la forme aussi d’une bulle, dans laquelle la poète avance, souvent comme suspendue : « je marche/suspendue dans une bulle ». Plusieurs occurrences des mots « bulle » (avec la variante « enrobée de silence ») et « marche » peuvent être relevés dans ce livre.
Ce qui nous a paru la preuve la plus évidente de cette coïncidence entre le poème et la source même de la poésie c’est le mot « ténu », qui se trouve dans ces deux vers (la fin d’un poème) : « marcher à petit pas/se faire ténu ». Nous avons souligné « se faire ténu », car nous lui avons trouvé un sens pas très éloigné de la « jointure », citée plus haut. Devenir une ligne bien fine – verticale, cette silhouette en marche ou faisant l’équilibriste sur une « arête ». Mais cette verticale (de la silhouette en marche ou en équilibre) et l’horizontale (de la « jointure ») sont interchangeables, ou du moins alternantes, voire alternatives.
Cette ténuité serait donc l’expression de la synthèse que nous annoncions au début de cette note, voire de la concision et la force de ces poèmes. De la poésie même.
Ténuité de la ligne-arête-jointure et aussi de… la voie : celle ouverte par l’enfance. Voie précieuse, magique. À remarquer la finesse de la notation de la poète, car elle écrit : « l’enfance a ouvert une voie », et non pas… la voie. Sous-entendre : il y a plusieurs voies possibles, qui puissent conduire – non : être – la poésie ! L’art est la matière. Le poème (son écriture) est la poésie. Redondant ? Surtout : vrai pour Valérie Canat de Chizy.
Car ce « ténu » ne peut pas être pris dans le sens de fragile, faible. Au contraire : jamais les douleurs (de la perte du père, ou du manque de la mère, ou de la distance et de l’indifférence des gens, ni la souffrance infligée par le port du masque, pendant la pandémie, celui qui rend l’entendement et la compréhension beaucoup plus difficiles) n’ont jamais été plus présentes ; jamais les joies, variées, n’ont été plus intenses ; jamais les souvenirs de l’enfance n’ont été plus émouvants.
Exemples qui sont toujours… exemplaires :
La mort du père : « rendre visite à mon père/en haut de la colline ».
L’absence – l’éloignement – le manque de la mère, malgré son attitude dure envers sa fille : « ma mère a tressé/un panier de ronces//tout se déchire/les bras saignent ». Et : « pourquoi le manque/revient ».
Des blessures nécessaires ? Pour que l’être (voire la poésie) soit ? Elles n’excluent pas la joie.
L’enfance et son goût de confiture : « se raccrocher à l’innocence//aide à conserver en soi//le goût de la confiture de mûres ».
La joie, celle qui « … grandit//prend racine/dans le jardin ».
Et paradoxalement, l’enracinement et la suspension ne font qu’un : les textes mêmes ! C’est alors une définition possible de la poésie : celle qui enracine et déracine simultanément !
Les mots dessinent les lèvres, dit le titre. Mais surtout les mots dessinent les livres – celui-ci un des plus beau (dessin) de la poète (renversant l’adage « ut pictura poésis », elle va de la poésie au… dessin !)
Le secret de cette immense réussite – d’écriture poétique ? Tout simplement : « être à l’écoute// de l’oiseau//perché sur le bord/de mon cœur ». Programme sans programme aussi : « accueillir//ce que disent/mes sensations//me laisser guider/par elles. »
Rien de plus simple et de plus difficile à la fois.
L’exploit de la poète : d’y parvenir, plus naturellement que jamais – la simplicité apparente des poèmes étant bien trompeuse. Dans quelques vers, courts, une « weltanschauung » peut y être décelée, comme ici : « les toiles d’araignées//dans l’encadrement/de la fenêtre//les traces de la pluie/sur la vitre//la poussière/sur les meubles//disent/la couleur du temps ».
Valérie Canat de Chizy dit/écrit… sans la dire « la couleur du temps ». Combien d’entre nous auraient ce courage (cette force) ?
Sanda Voïca
Valérie Canat de Chizy, Les mots dessinent les lèvres, Les Lieux-Dits éditions, collection « Cahiers du Loup bleu », Dessin : Odile Fix, 2021, non paginé, 7€.
Extrait
[les toiles d’araignées]
les toiles d’araignées
dans l’encadrement
de la fenêtre
les traces de pluie
sur la vitre
la poussière
sur les meubles
disent
la couleur du temps
*
[la bulle me protège]
la bulle me protège
à l’intérieur
volètent des papillons
parfois
tout se fracasse
il faut de longues plages
de silence
pour reconstituer le puzzle
marcher à petits pas
se faire ténu