Magazine Beaux Arts

S2. E3. Kalimantan

Publié le 05 février 2022 par Detoursdesmondes
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Je photographiais des femmes avec leurs petites filles sur les genoux, parées de ces lourdes boucles qui déformaient leurs lobes d’oreilles, et encore de plus jeunes portant leur bébé dans un panier corné. Je les contemplais, émue au souvenir du porte-bébé que tu m’avais rapporté du Sarawak et qui resterait à tout jamais vide. Qu’elles étaient belles ces femmes ! J’avais une véritable tendresse pour elles, alors que les hommes, se présentant à moi dans des postures de « farouches guerriers », m’effrayaient ; et face à eux, j’avais du mal à mettre en place ma petite boite magique.
Après ces jours de fête, la vie au village reprit son cours. Nous redescendîmes la rivière Wahau, puis la Telen avec beaucoup de difficultés, car celle-ci prenait de plus en plus l’aspect d’un torrent, et était souvent obstruée par des troncs d’arbres. Ces obstacles bloquaient entièrement notre passage et nous firent perdre beaucoup de temps.
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Nous souhaitions encore avancer vers l’ouest et après avoir rejoint la Mahakam, nous nous arrêtâmes au village de Muara Kaman. Nous étions déjà à la fin de l’été et nous savions que nous ne pouvions aller bien loin, car notre stock de vivres diminuait à vue d’œil. Muara Kaman était un gros village qui s’avéra plein de ressources, et nous pûmes acheter du riz et des poissons pour reprendre notre progression. Nous empruntâmes un affluent de la Mahakam, plus facile à naviguer, car plus sinueux dans cette région et nous arrivâmes au lac Djempang, retrouvant le cours du grand fleuve. Quelques jours plus tard, nous étions à Muara Pahu et décidions qu’il constituerait notre point ultime avant le retour. La navigation devenait bien trop compliquée pour notre grand prao. Luca semblait vouloir courir toujours plus loin, mais à mes yeux, il valait mieux s’arrêter dans ce village peuplé essentiellement de Malais, prendre du temps pour aller dans les villages Dayaks voisins, et se mettre en quête de spécimens d’histoire naturelle ou d'artefacts. Tel était le conseil qui me semblait raisonnable et que je m’empressais de partager avec Luca qui le reconnut comme tel, à mon plus grand soulagement !
La région semblait riche, de grands jardins étaient cultivés et la canne à sucre et le maïs ne manquaient pas. Le fleuve fournissait également du poisson en abondance. Je devais reconnaître que des fièvres commençaient à me tourmenter et j’ai pensé plus tard que la décision si facilement arrachée à Luca de ne pas poursuivre avait été en partie due à mon état de santé. Cela s’avéra finalement être une bonne résolution, car quelques semaines plus tard, la chance nous sourit.
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De nombreux Dayak venaient effectivement à Muara Pahu faire du commerce avec les Malais, et Luca, aidé par les Dayak de son équipage, avait pu repérer quelques groupes. L’un d’entre eux accepta, après quelques négociations et bien sûr quelques paiements, que Luca parte avec lui dans un des villages pour faire ses recherches botaniques.
Le chef du village, un guerrier important de l’ethnie Modang, accepta la présence de Luca malgré la méfiance que cet inconnu lui inspirait, et demanda à l’un des clans de l’héberger au sein d’une maison longue. C’est ainsi que passèrent plusieurs semaines qui furent emplies d’angoisse de mon côté avant que de revoir mon compagnon. L’hiver commençait lorsque Luca revint, très fier de lui, à Muara Pahu. S’il avait collecté quelques plantes pour lesquelles il manifestait un intérêt certain, le trésor qu’il avait précieusement enveloppé dans ses affaires le remplissait de joie malgré une certaine honte qui aurait pu l’effleurer ! En effet, après ces semaines passées dans le village Dayak, Luca et son interprète avaient été admis dans la maison longue d’un chef Modang. Quelle ne fut pas leur stupeur de voir conservée sous la véranda, une quantité impressionnante de crânes trophées suite à la grande fête de la victoire qui avait suivi le retour de la dernière expédition de chasse aux têtes. Il était fier de les exhiber. La plupart ne possédaient plus de mâchoire inférieure, mais certains comportaient des décors gravés dans l’os.
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Ceux-ci étaient particulièrement exubérants, des motifs floraux se mêlaient à de foisonnants entrelacs. Le chef lui avait confirmé ce que Luca m’avait confié lors de notre première rencontre dans l’Exposition universelle de Paris : le fait d’orner ces têtes permettait d’apaiser l’esprit des défunts, de les tenir à distance afin d’écarter toute malfaisance de leur part. Ces pensées contraires aux certitudes des Occidentaux semblaient pourtant logiques, et Luca devenait sincèrement convaincu par les aspects positifs voire bénéfiques de la pratique de la chasse aux têtes. Elle constituait une forme d’initiation des jeunes hommes et canalisait leur violence ; et, devenus têtes-trophées, les crânes étaient le symbole de l’unité de la communauté, de son prestige et se révélaient être de bon augure quant à la fertilité des clans et du territoire. Sans trop d’état d’âme, car Luca savait bien que bon nombre de ces têtes étaient celles de femmes et d’enfants sacrifiés pour être tombés par surprise dans les embuscades de ces guerriers, il avait parlementé afin d’en acquérir. Avec l’argent qui lui restait, il obtint trois crânes ornés. Sans le montrer véritablement, je sentais bien qu'il exultait car il venait d’acquérir de quoi satisfaire la curiosité d’Henri Jouan ! Des sentiments contradictoires me tiraillaient concernant ces têtes, s’agissait-il de sacrilège que de se les approprier ? Quelles valeurs allions-nous devoir piétiner pour satisfaire notre soif de savoir ?
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Nous redescendîmes à Tangaroeng et le sultan nous accueillit de nouveau, surtout curieux de nos collectes, mais à la vue desquelles il manifesta le plus profond désintérêt. Nous profitâmes de son hospitalité et passâmes ainsi paisiblement le printemps 87 dans son palais, réfléchissant aux multiples options qui s’offraient à nous. Nos collectes se composaient de quelques artefacts, les trois crânes, quelques plantes dotées de probables vertus médicinales d’après Luca ; mais cette dernière moisson était maigre. Nos conditions d’expédition avaient été difficiles et nous n’avions pas rapporté en grand nombre des spécimens de flore et de faune, car cela s’était avéré être une tâche plus délicate et plus compliquée que nous ne l’avions imaginé. Pris de remords par rapport à notre retour en France, mais aussi pour sa carrière future, Luca s’était alors souvenu du commerçant Olmeijer rencontré à Surabaya et nous décidâmes de partir pour le Nord dans la contrée de Berau afin de le retrouver.
À suivre...
Photo 1 : Deux femmes Punan-Dayak, l'une avec un enfant, l'autre avec un porte-bébé sur le dos, 1928,© Wereldmuseum Rotterdam RV-A440-j-61.
Photo 2 : Rapides sur la Maham River, photographe inconnu, 1894 © Tropenmuseum TM-60010393
Photo 3 : Pl.51 in The Pagan Tribes in Borneo, Ch. Hose.
Photo 4 : Pl.68 in The Pagan Tribes in Borneo, Ch. Hose.
Photo 5 : in Damien Huffer & Duncan Chappell, 2014, "The mainly nameless and faceless dead: an exploratory study of the illicit traffic in archaeological and ethnographic human remains" in Crime Law and Social Change 62(2) - Image courtesy of a US gallery

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