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(Notes sur la création), Etienne Souriau, Du mode d'existence de l'oeuvre à faire

Par Florence Trocmé

Étienne Souriau : Du mode d’existences des œuvres à faire (1956) – Extrait

Etienne Souriau  du mode d'existence des oeuvres à faire
(...) J’insiste sur cette idée que tant que l’œuvre est au chantier, l’œuvre est en péril. À chaque moment, à chaque acte de l’artiste, ou plutôt de chaque acte de l’artiste, elle peut vivre ou mourir. Agile chorégraphie de l’improvisateur apercevant et résolvant dans le même instant les problèmes que lui pose cet avancement hâtif de l’œuvre, anxiété du fresquiste sachant que nulle faute ne sera réparable et que tout doit être fait dans l’heure qui lui reste avant que l’enduit ait séché, ou travaux du compositeur ou du littérateur à leur table, avec le droit de méditer à loisir, de retoucher, de refaire ; sans autre talonnement ou aiguillonnement que l’usure de leur temps, de leurs forces, de leur pouvoir ; il n’en est pas moins vrai que les uns et les autres ont à répondre sans cesse, dans une lente ou rapide progression, aux questions toujours renouvelées du sphinx – devine, ou tu seras dévoré. Mais c’est l’œuvre qui s’épanouit ou s’évanouit, c’est elle qui progresse ou qui est dévorée.
(...) Dans ce dialogue de l’homme et de l’œuvre, une des présences les plus remarquables de l’œuvre à faire, c’est le fait qu’elle pose et soutienne une situation questionnante. Car ne l’oublions pas, l’action de l’œuvre sur l’homme n’a jamais l’aspect d’une révélation. L’œuvre à faire ne nous dit jamais : voilà ce que je suis, voilà ce que je dois être, modèle que tu n’as qu’à copier. Dialogue muet où l’œuvre, énigmatique, ironique presque, semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer ?
Que vas-tu faire ? (...) Écoutons le monologue intérieur du peintre, monologue qui est en réalité un dialogue : « Ce coin-ci de mon tableau reste un peu terne, il faudrait ici une touche vive, un éclat de couleur. Un bleu vif ? Une touche orangée ?... Ici une région est insuffisamment meublée ; mettrai-je un personnage ? Ou puis-je au contraire supprimer ces personnages que voici, de façon à mieux faire ressortir l’obscur espace ambiant ? » De même le littérateur : « Ici il me faudrait une épithète étrange, rare, ou inattendue... Là un substantif qui résonne d’échos profonds et intimes... Après ce que vient de dire mon personnage, il faudrait dans la bouche de l’autre une réplique propre à opérer un rebondissement dramatique... Ou bien ici, ce qu’il faut mettre dans sa bouche, c’est un mot d’esprit... »
Ce mot d’esprit, il est totalement à inventer. Et pourtant il est nécessaire. L’œuvre, sphinx ironique, ne nous aide pas. Elle ne nous fait jamais grâce d’une intention. Beethoven compose la Ve Symphonie. Dernier mouvement de l’andante, le silence peu à peu s’est fait. Seule une palpitation de timbales le meuble et le fait vivre. Et maintenant il faut qu’il s’élève, des violoncelles à l’unisson, une grande phrase au chant calme et sublime. Mais cette exigence, qui est sûre, qui pose intensément la situation, c’est aussi un vide à remplir. Un vide où l’invention peut faire cruellement défaut, peut s’épuiser en essais vains et sans vertu. Peut-être un instant béni laissera éclore comme spontanément la phrase qu’exige l’œuvre. Peut-être le musicien noircira longtemps son papier, ses carnets d’ébauches, recherchera dans le fatras des esquisses déjà faites ou des œuvres partiellement réutilisables le chant qui doit monter là. Immense attente qui paraît incomblable et qui pourtant devra être comblée, car à de tels moments, la faute ne pardonne pas. L’œuvre nous attend là, et si nous la ratons, l’œuvre non plus ne nous rate pas. Si nous ne donnons pas la réponse juste, aussitôt elle s’écroule, elle s’en va, elle s’en retourne dans les limbes lointains d’où elle commençait à sortir. Car c’est de cette façon cruellement énigmatique que l’œuvre nous questionne et de cette façon qu’elle nous répond : tu t’es trompé.
Parfois encore (...) l’artiste sent que ce qu’il vient de faire est valable, mais que ce n’est pas encore tout à fait cela. (...) Il faudrait passer à un niveau artistique supérieur. Songeons aux trois états du Chiron d’Hölderlin ; d’abord l’attente du jour, puis reprise du poème transformé en attente de la mort ; puis enfin la soif de l’impossible mort pour immortel. En ces deux premiers états, déjà le poème est beau. Mais il n’est pas sublime. Le poète sent (...) d’une certitude absolue, d’une expérience directe et flagrante, qu’il y a encore une transfiguration à opérer, un dernier motif à introduire comme un ferment nouveau dans l’œuvre (...). Mais, si claire et évidente que soit cette exigence de l’œuvre, elle ne dispense en rien l’inventeur d’inventer. Tout est encore à faire, comme dit le peintre de Balzac à son disciple : « Il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte ». (...) La forme spirituelle [donc], pose et définit, avec précision, la nature d’une réponse qu’elle ne souffle pas à l’artiste, mais qu’elle exige de lui. (...)
Cette proposition que devra faire l’artiste, en réponse à la question posée, évidemment il la tire de lui-même. Il galvanise toutes les puissances d’imagination ou de souvenir, il fouille dans sa vie et dans son âme pour y trouver la réponse cherchée. Beethoven, nous le savons (...), cherchant le motif musical qui précède dans la Neuvième L’Hymne à la Joie, a fini par le retrouver dans une œuvre qu’il avait déjà faite, un « divertissement » sans grande portée, mais qu’un simple changement de rythme a élevé à la hauteur qu’exigeait l’œuvre. Charlotte se fait sous la plume de Goethe avec des ressouvenirs de ses amours avec Frédérique Brion ou avec Charlotte Buff, et ainsi de suite. Mais c’est le roman qu’il est en train d’écrire qui fouille dans son âme, qui prend pour s’en nourrir les souvenirs et les expériences utilisables. Doit-on dire que Dante a utilisé dans La Divine Comédie les expériences de son exil, ou que c’est La Divine Comédie qui avait besoin d’un exil de Dante ? Quand Wagner s’éprend de Mathilde n’est-ce pas Tristan qui a besoin de Wagner amoureux ? (...) Toutes les grandes œuvres prennent l’homme entier, et l’homme n’est plus que le serviteur de l’œuvre, ce monstre à nourrir (...) on peut parler d’un véritable parasitisme de l’œuvre par rapport à l’homme. (...)
Je crois que même si on me refuse cette idée que l’œuvre est une personne, on ne peut me refuser du moins cette idée qu’elle est par rapport à nous, lorsqu’elle est achevée, un être autonome ; autonome de fait et par destination – et pourtant nourri pendant qu’il s’achève et pour qu’il s’achève de tout ce qu’il y a de meilleur en nous. (...)
Cette progression de l’œuvre, c’est le rapprochement progressif des deux aspects existentiels de l’œuvre, à faire ou faite. [Avec le dernier coup d’ébauchoir] la glaise modelée est comme un miroir fidèle de l’œuvre à faire, et l’œuvre à faire est comme incarnée dans le bloc de glaise. Elles ne font plus qu’un seul et même être. Oh, jamais tout à fait bien entendu. Miroir trouble où l’œuvre à faire se mire (...) car il y a toujours une dimension d’échec dans toute réalisation, quelle qu’elle soit (...) ; il faut se contenter d’une sorte d’harmonie, d’analogie suffisante, reflet de l’œuvre à faire dans l’œuvre faite. (...) Un Vinci était de ceux qui ne se décidaient pas à abandonner l’œuvre. Et on peut penser qu’un Rodin parfois, par crainte d’aller trop loin, a abandonné un instant trop tôt. Difficile estimation où luttent confusément entre eux des facteurs tels que le regret d’aliéner complètement l’œuvre (...), de dire : maintenant je ne suis plus rien pour elle. Ou encore la nostalgie de l’œuvre rêvée (...), et parfois encore la crainte de gâter l’œuvre déjà presque satisfaisante, par une faute du dernier moment.
Mais à travers toutes ces affres du dernier moment qui voudrait n’être pas le dernier ou qui tremble d’outrepasser, il n’en reste pas moins que c’est bien une expérience directe qui intervient, dans ce dernier moment. Expérience dont le contenu (...) suppose toujours cette référence mutuelle de l’œuvre à faire et de l’œuvre faite, dans l’estimation de leur distance décroissante et finalement presque abolie. (...)
Là où une âme humaine, de toutes ses forces a pris en charge l’œuvre à faire, là, sur un point pathétique, à travers cette âme deux êtres qui n’en font qu’un, exilés l’un de l’autre à travers la pluralité des modes d’existence se regardent nostalgiquement l’un l’autre et font un pas l’un vers l’autre. (...) Dans ce dialogue où l’œuvre nous interroge, nous appelle, elle nous guide et nous conduit, en ce sens que nous explorons avec elle et pour elle les chemins qui la mènent à sa finale présence concrète. Oui, en tête à tête avec l’œuvre, nous ne sommes pas seuls. Mais le poème non plus n’est pas seul, s’il trouve son poète.
Étienne Souriau, Les différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire. Présentation Isabelle Stengers et Bruno Latour, PUF, 2009, p. 205-214.
Né en 1892, mort en 1979, Étienne Souriau est un penseur spécialisé dans l’esthétique. Bien reconnu au siècle précédent, il est inexplicablement presque oublié aujourd’hui.
[choix de Jean-Nicolas Clamanges]

 


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