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(Note de lecture) Michèle Cohen-Halimi, Les grandeurs intensives, chapitre deux, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Par Florence Trocmé

7 HYPOTHÈSES DE LECTURE
(à partir de citations entre guillemets de Michèle Cohen-Halimi)

Qui sait lire et écrire a quatre yeux. Proverbe Albanais.

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Lire est un acte pour le moins hasardeux. À qui pourrait-on du reste adresser, voire destiner sa lecture ? Y a-t-il même quelqu'un qui puisse accuser de sa réception ? Si l'on peut dire que j'écris à... (quelqu'un que je sais être quelque part), il n'en va pas de même avec l'acte de lire, voué à ne rester que trop souvent sans destination et sans destinataire, sauf si l'on s'adonne par passion à des exercices de lecture tels que Michèle Cohen-Halimi en vient à les dédier et dédicacer destinalement aux auteurs, pour la plupart méconnus,
de ses lectures. Ces exercices, qui appréhendent l'acte de lire par une mise en scène écrite, connurent une parution initiale dans la revue Anagnoste initiée par Claude Royet-Journoud dans le Cahier Critique de Poésie du cipM. Une revue à laquelle fait écho à ce jour une rubrique du site des éditions Eric Pesty, intitulée La figure du lecteur, où l'on retrouve, entre autres livres, reliée en deux volumes, l'intégralité des 30 numéros de cette revue qui eut pour vocation d'interroger les enjeux de ce rituel qu'est l'acte de lire, et sans lesquels on ne saurait écrire.

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Au Moyen-Âge, une croyance populaire italienne voulait qu'on puisse lire sur toute face humaine les 3 lettres OMO. Le M configurant l'aile du nez et les deux arcades sourcilières, alors que les deux O incarnaient le globe des yeux. Elle prouve si nécessaire que lire est un acte pour le moins hasardeux et qui ne va pas sans risques. Une sorte de colin-maillard dont on ne saurait présager l’issue. À plus forte raison lorsqu'il donne lieu à un travail d'anamnèse où votre lecture en vient à s'écrire, où le lu se réfléchit en quelque sorte au miroir de l'écrit. L'on se retrouve alors captivé, voire piégé, pour ne pas dire maintenu en otage au fort d'une sorte de « chute prolongée dans la langue » et qui m'amène à me dire en compagnie de Michèle Cohen-Halimi que si « je lis » ainsi, en chute libre et comme en prise direct avec le réel qu'est la langue, c'est sans pour autant accéder à une existence qui soit réelle, vu que j'évolue en pleine fiction langagière où lire revient à lier et relier à distance, nouer des intrigues, et me commettre à toutes sortes de transferts de pensées générés par mes lectures.
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Si lire s'effectue par une « chute prolongée dans la langue », il peut en naître un « récit de navigation ininterrompu », quelque journal de bord de ses lectures, avec « un destin et les vents » pour lever l'ancre, mettre les voiles, assurer la tourne des pages et lire entre les lignes, afin qu'au final « des mots sans bouche gravitent autour du lire, mis par lui en orbite, à la recherche d'une phrase ». L'hypothèse d'une phrase, survenant en guise d'avertissement, et qui vous serait adressée en main propre de ce qu'elle se souviendrait de vous, sans doute de l'avoir un jour déjà lue ou écrite. Une phrase dont Walter Benjamin dit qu'elle est parfois en mesure de générer une cristallisation se ramifiant par les veines d'un livre.
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« J'ai pensé avoir à lire un jour un livre qui n'aurait jamais été écrit ». Quelque livre introuvable, dégriffé, porté pour disparu avec son auteur. Il suffirait pourtant d'« un seul lecteur pour attester que ce livre est écrit – mais écrit sans l'intermédiaire de l'écrivain, sans personne qui écrive ». Une telle hypothèse, et que soulève Michèle Cohen-Halimi, n'est pas sans faire songer au rêve abyssal d'un livre qui resterait à venir en tout livre et qui ferait de son ultime lecteur non pas un somnambule, mais un « détective » missionné pour mener une enquête sur quelque livre-fantôme, à tout jamais disparu des bibliothèques, alors qu'il continue à hanter la tête-chercheuse qu'est tout lecteur. Il lui faut remonter des pistes, se fier à des « indices » qui soient « mémorisables » par « leurs occurrences et réitérations », et dans le suivi desquels il en sera réduit à s’inventer un parcours dont il ignore la traçabilité. Aux croisements de multiples signes de piste, son cheminement plus que hasardeux de détective s'avérera à géométrie variable. Tour à tour « projectif » comme peut l'être une « annonce » ou « conjectural » comme l'est une « attente ».
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À procéder de la sorte pour mener son enquête langagière, je suppose que l'acte de lire se conjuguerait au futur antérieur, ce temps quasi spectral des souhaits et des hypothèses, et qui n'est pas sans évoquer l'irréel du passé dans l’ancienne langue latine. Un temps dont on essaie de se souvenir alors qu'il n'a jamais existé, sinon à titre purement fictif ou posthume. Dire ainsi j'aurai lu (dans une autre vie ou en d'autres circonstances) revient à émettre non seulement une hypothèse de lecture, mais aussi quelque vœu de survie, et qui reste invérifiable à moins de se prendre soi-même pour un personnage de fiction.
Quelqu'un qui se mettrait un jour à lire en se souvenant d'avoir lu ou cru lire comme en palimpseste une sorte de texte-fantôme s'immisçant dans la trame du texte qu'il lisait en état de rêve éveillé. Et dont il serait tout à la fois l'annonce projective et l'attente conjecturale, la souvenance anticipée et la prémonition rétrospective. 
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Selon Walter Benjamin, tout lecteur partagerait avec le flâneur et le dormeur une sorte de double vie, menée en pleine clandestinité sous la forme d'une vacance identitaire et qui le tient somnambuliquement en éveil. Il n'a plus à savoir et encore moins qui être, vu qu'il saura d'instinct se retrouver nulle part, et peu importe et en qui, dès qu'il aura un livre à portée de main ou se retrouvera à somnoler. Kein Ort, nirgends serait du reste sa devise de survie comme le décrète fatidiquement Christa Wolf en songeant à Heinrich von Kleist et à sa trajectoire de somnambule. Aucun lieu, nulle part à trouver, et encore moins localisable à l'aide d'un livre. Quelque hors lieu ou non-lieu, en lien avec quelque exil intérieur, et que tout lecteur n'est pas sans secrètement partager de se savoir momentanément injoignable pour quiconque le temps de sa lecture. Et si par mégarde, suite à l'on ne sait quel lapsus, il en vient à se dire comme en aparté « je lis », n'est-ce pas  en vue de donner le congé à son « je existentiel » qu'il perd de vue en menant une existence qui reste pour le moins hypothétique pour ne pas dire fictive, comme l'est du reste l'histoire qu'il tente de reconstituer, et dont il est par procuration le lecteur.

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Outre les troubles de la vue ou de l'ouïe, il existe aussi des troubles de lecture et qui peuvent prêter à confusion. À tout moment ce que « je lis » risque de se voiler ou se brouiller, voire de s'effacer au fur et à mesure où j'en prends connaissance. Quant au lecteur que je suis, il ne lui reste plus qu’à se taire, tenu qu’il serait au silence sur ce qu’il lit et dont il tente de se souvenir alors « qu'un chemin de pensée insoupçonné s'ouvre sous ses yeux qui le fait retourner dans la nuit de son ignorance et de ses fantômes jusqu‘à ce qu'il puisse entrer dans le corps du délit ». Ce cheminement d'ignorance par lequel ce que « je lis » s'efface instantanément à sa lecture, comme sous l'emprise d'une ardoise magique, n'est-il pas aussi une injonction d'avoir à m'éclipser à mon tour en tant que lecteur ? Quelque invite, et qui me dirait en clair : – Souviens toi d'oublier ce que tu auras lu pour parvenir à t'en rappeler. Persévère dans l’incertitude d’avoir lu. Laisse planer l’ombre indélébile d’un doute sur ta lecture pour qu’elle puisse venir à jour. En conjuguant l’acte de lire au futur antérieur, l’ombre portée d’un lecteur finira bien par surgir, et dont l'existence toute hypothétique s'avérera in fine être posthume.
Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Note
Les deux livres de Michèle Cohen-Halimi, réunissant les 30 numéros d'Anagnoste (revue dirigée par Claude Royet-Journoud et publiée par le cipM dans le Cahier Critique de Poésie), sont :
L'Anagnoste
Éric Pesty Éditeur, 2014, 176 p., 17€
Les grandeurs intensives, chapitre deux
Éric Pesty Éditeur, 2022, 96 p., 15€


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