Les éditions L’herbe qui tremble poursuivent leur entreprise de publication des œuvres de Pierre et Ilse Garnier. Pierre Garnier (1928-2014), créateur et théoricien du mouvement international du spatialisme en poésie, ne s’est pas limité à la poésie spatiale, il explore également les formes visuelle, sonore ou linéaire comme le montre ce volume qui réunit une grande variété de textes (inédits ou réédités) datés de 1966 à 2004. La préface de Pierre Dhainaut, qui a rencontré Pierre Garnier à plusieurs reprises, facilite l’entrée dans cette somme ornithopoétique.
L’ouvrage propose d’abord trois recueils titrés Ozieux de 1966, 1967 et 1976, reproduits en fac-similé, de poèmes spatialistes en picard. On y voit ainsi, par exemple, le nom répété « agache » (en français, la « pie ») y dessiner une flèche virtuelle dont l’horizontalité fulgurante traverse la page. Cette forme, ensuite contenue dans un cercle, mime le monde, le contient sans que la ligne du cercle ne soit fermée. Des blancs laissent s’ouvrir infiniment la perspective comme l’évasion toujours possible d’une figure géométrique que l’on ne restreint pas.
C’est la richesse des noms picards qui est illustrée par ces mots comme des cris d’oiseaux multipliés jusqu’à façonner la musique de la Terre. L’espace poétique s’affranchit de la forme en fondant sa lecture de notre monde sur le principe du suspens ou de l’aperture.
Suit un large choix de chroniques publiées par Le Journal des oiseaux de 1976 à 1989 sous le titre « Pourquoi l’oiseau » qui souligne l’évidence : le poète associe l’amour de l’oiseau à celui de la création, mieux, il les confond. Il montre, en particulier, que des formes géométriques élémentaires (point, ligne droite ou courbe, cercle ou ellipse, triangle ou parallélogramme) rapprochent le rouge-gorge de la Terre ou du Soleil, la vague du vol de l’oiseau…
Pierre Garnier, éleveur d’oiseaux et ornithologue, s’intéresse aux « oiseaux de volière » comme aux « oiseaux de nature ». Ses chroniques abordent aussi bien l’élevage des oiseaux, la composition chimique des plumes, ou l’évolution, que la musique et la poésie qu’ils inspirent. Le poète distingue bien l’ornithologie de l’ethnopoésie qu’il définit dans ses chroniques et pratique dans les poèmes ici rassemblés :
Je souhaite qu’il y ait des ornithopoètes comme il y a des ornithologues ; l’époque du tout-un-peu en poésie semble passée ; être ornithopoète c’est sacrifier son existence pour exister en ornithopoésie ; desserrer l’emprise de l’ornithologue ; rendre l’oiseau au domaine qui est le sien, celui de la poésie.
S’ouvre le temps de poètes spécialistes, ornithopoètes, astropoètes, phyllopoètes, archéopoètes, vulcanopoètes, etc. À chaque science correspond une poésie. Rééquilibrage. Autre conception de l’art poétique.
Ailleurs, il encourage aussi de prochains « apipoètes » et « piscipoètes »… La liste n’est pas close. Il ne s’agit pas de thèmes divers, mais bien de diverses façons de se situer dans le monde, de l’habiter.
Il repousse l’idée d’une position centrale de l’espèce humaine : « Il y a une civilisation des oiseaux à découvrir. comme l’archéologie, la vanité des hommes les a tenus éloignés. ignorants. » Pierre Garnier ne cesse dans ses chroniques de déplorer la disparition progressive de la diversité des espèces en raison de la pollution, en particulier de l’utilisation de pesticides. Il condamne également les chasseurs qui ignorent que chaque oiseau est une personne, un individu.
L’ethnopoème est d’abord affaire de transposition : « La poésie spatiale transpose le vol comme Messiaen transpose le chant. » Elle peut être sonore ou visuelle, ou adopter des formes plus subtiles ou complexes. Ainsi le préfacier de ce volume est-il admis dans cette confrérie des ethnopoètes : « Pierre Dhainaut transpose l’oiseau dans la respiration de la langue ».
Interrogeant la genèse des points et des œufs, des cercles et des soleils levants, le poète approche la « langue centrale » :
Au-dessous de la langue traditionnelle, des langues lisibles, il y a, indiquée, par elles, la langue centrale. Commune aux étoiles, aux hommes, aux oiseaux.
Après les chroniques viennent des ensembles de poèmes linéaires et spatiaux. Dans des textes des années 2000, Pierre Garnier assemblait sur une page un dessin sommaire (cercle, triangle, point ou trait) à un mot, une expression ou un vers, rarement plus. Les combinaisons varient. Ainsi trouve-t-on avec le cercle : « Le cerveau du Pigeon », « Le Pigeon Blanc », « Le Vol parfait », « Dans sa cage, le canard, le bec sous l’aile / dort et imite la terre qui tourne / dans la nuit ». Au lecteur de se laisser porter dans sa rêverie et sa réflexion, pour dessiner une constellation perceptible, sensible ou intelligible.
Alors sonne la leçon de Pierre Garnier, évidente et simple :
la terre est un oiseau
l’oiseau est une terre
Isabelle Lévesque
Pierre Garnier, Pourquoi l’oiseau, L’herbe qui tremble, 2022, 644 p., 30 €