« La chose cependant qui me paraît la plus essentielle pour la qualité de toute recherche, qu’elle soit intellectuelle ou autre, n’est aucunement question d’expérience. C’est l’exigence vis-à-vis de soi-même. L’exigence dont je veux parler est d’essence délicate, elle n’est pas de l’ordre d’une conformité scrupuleuse avec des normes quelles qu’elles soient, de rigueur ou autres. Elle consiste en une attention extrême à quelque chose de délicat à l’intérieur de nous-mêmes, qui échappe à toute norme et à toute mesure. Cette chose délicate, c’est l’absence ou la présence d’une compréhension de la chose examinée. Plus exactement, l’attention dont je veux parler est une attention à la qualité de compréhension présente à chaque moment, depuis la cacophonie d’un empilement hétéroclite de notions et d’énoncés (hypothétiques ou connus), jusqu’à la satisfaction totale, l’harmonie achevée d’une compréhension parfaite. La profondeur d’une recherche, que son aboutissement soit une compréhension fragmentaire ou totale, est dans la qualité de cette attention. Une telle attention n’apparaît pas comme résultat d’un précepte qu’on suivrait, d’une intention délibérée de ‘faire gaffe’, d’être attentif – elle naît spontanément, il me semble, de la passion de connaître, elle est un des signes qui distinguent la pulsion de connaissance de ses contrefaçons égotiques. Cette attention est aussi parfois appelée ‘rigueur’. C’est une rigueur intérieure, indépendante des canons de rigueur qui peuvent prévaloir à un moment déterminé dans une discipline (disons) déterminée. »
Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles, Tome 1, Gallimard, 2022.