Le poème ? Trouée d’existence, fenêtre dans le cours d’une vie, éclat de jour. La poésie ? Un geste simple, comme se laver les mains le soir, dire bonjour, se souvenir, et regarder par la fenêtre, manger, dormir. C’est ainsi, peut-être, qu’il faudrait envisager le dernier livre de Jacques Roubaud, Chutes, Rebonds et autres poèmes simples. Le poète oulipien y vise, au-delà de ces jeux formels auxquels il nous a habitués, à une évidence de la langue poétique, une simplicité du regard et de la parole, qui font que l’on ouvre l’ouvrage, on en lit juste quelques lignes, et, soudain, on lève les yeux dans le vague, on est pris, troublé, on sent bien qu’il faut qu’on s’arrête tant la charge poétique est forte, est intense. Et l’on devine qu’on vient, alors, de renouer avec l’existence, avec le fil de toute vie.
Ce fil ténu.
Un schéma repris à chaque texte de 6 vers, de 3, 5 et 7, puis de 5 et de 3 syllabes, pour s’achever par une coda d’un vers pair, en italiques. Un schéma où s’entend le souffle d’une faible respiration – diastole / systole – qui s’enfle en trois vers, puis décroît, et s’immobilise un instant. Puis recommence. Les poumons d’un homme qui vieillit. Le souffle d’air d’un homme âgé qui se sait malade, à son terme, en fin de vie, comme il l’écrit (p.75). Et qui sait que viendra la fin, dans peu de temps, chaque jour plus près. Roubaud a 90 ans. Il « dé-vi(t) », comme il dit si bien (p.13), pour dire qu’il descend vers la fin, qu’il s’obstine à vivre (mais pourquoi ?, demande-t-il au détour d’un texte, p.81), mais que, c’est certain, là, demain, après-demain, la mort viendra. Il ne sera plus là pour partager avec celle à qui il s’adresse, continûment, de texte en texte, tout ce qui fut le quotidien d’une vie, les jours et les heures.
Le « néant incommensurable » (p.13), le « sale néant » comme il l’appelle (p.39), est là proche, tout proche, à venir. Les gestes qui règlent sa vie, les derniers gestes de sa vie, il les dit : le drap de dessous qu’on met dessus, ou le transfert, désormais, de la chaise au lit (p.48). Ses années vacillent, et s’éteignent. Et :
« la chaleur
vive, la chaleur
dans ma main disparaîtra
que je capturais
dans la tienne »,
dit-il encore (p.51). Qui plus est, le covid-19, alors même qu’il s’essaie d’écrire ce qui fait la vieillesse d’une vie, l’inéluctable de toute vie, le virus s’installe et progresse. Et c’est, sans doute, la première fois que l’on lit en poésie, non seulement l’évocation régulière de ce virus – la menace qu’il crée, et la mort qu’il impose partout, toujours, les masques que l’on porte pour, en vain, résister et s’en protéger (p.12, 22, 24, 25, 29, 31) –, mais aussi bien la tentative de l’insérer dans un poème, au point que l’expression usuelle de « virus du covid-19 » se transforme en octosyllabe (p.29).
Dès lors, que peut-il lui rester que d’écrire, et se souvenir d’un passé qu’il ne vivra plus, du temps qui passe et a passé bien trop vite, trop rapidement, et qu’on aurait voulu garder ? Il se dit lui-même « gratte-passé » (p.80), et ré-évoque en quelques vers, ainsi, des moments, des voyages, des instants brefs, et des rencontres sauvegardées dans la mémoire, et qui resurgissent journellement : Londres (p.9, 10, 17, 18, 35, 36, 38, 40, 42-43, 53, 78, 79, 84, 88), Florence (p.83), Conques (p.15, 48, 63, 92), Carcassonne (p.15, 63) le Japon (p.14, 31, 38-39, 45, 87) d’autres lieux encore. Autant de poèmes de 6 vers. Autant de souvenirs communs, de « vingt-cinq années ensemble » (p.11), qu’il partage avec celle qu’il interpelle tant à présent, et dont il veut tenir la main. Et autant d’arrêts sur images, qu’il appelle des « remembrances » (p.11), où la vie passée ressuscite, où elle existe encore un peu, avant qu’elle s’efface à jamais.
Rien, vraiment, d’extraordinaire, pourtant. Rien. La vie ordinaire, et qui revient, ainsi, par bribes, par bouffées, en de rares syllabes, en quelques vers : l’achat de timbres (p.36). Un fromager (p.26). Des sandwichs au hareng (p.62). Des huîtres (p.59). Une compotée de pommes maison ou des galettes de sarrasin (p.30). Un train (p.21, 60, 64). La pluie (p.17, 28, 47, 60). Le tram 17 (p.19). Ou des visites dans des galeries, dans des musées (p.26, 30, 38, 47, 84). Et jusqu’au souvenir intime d’une envie pressante qu’on soulage, derrière la portière d’une voiture (p.32). Rien, là. La vie, simplement extraordinaire dans son quotidien ordinaire, car, pour celui qui va mourir (comme pour nous tous, finalement), elle est ainsi – ou devrait l’être – constamment extraordinaire, chaque jour, plus intense, plus immense, dans son ordinaire journalier.
Tout, ici, tout ce « bric-à-brac (…) du passé » (p.27) que nous transportons sur le dos, et qui pèse lourd, et de plus en plus chaque jour, Jacques Roubaud ne le retrouve plus, toutefois, autant qu’il le voudrait. Très souvent, des questions résonnent. Des inquiétudes naissent, et paraissent : où cela, où ? (p.13) Où cela quand, vraiment ? (p.67, 89) Et cela, t’en souviens-tu ? (p.32) « C’est loin tout ça ! Tout ça c’est loin ! », s’exclame-t-il, en clôture d’un texte (p.60). Il n’y a plus, alors, du passé, dans la tête de celui qui part, et qui va quitter la planète, qu’une brume, une eau, un lointain souvenir de ce qui fut – et qui n’est plus. Quelque chose ça, qui est en nous, qui persiste, qui veut vivre pourtant, mais dont on ne perçoit que l’écho, des bruits au loin :
« Je remue
la nuit des visages
que je ne reconnais pas
s’ils n’ont pas écrit
très lisible
leur nom au-dessous de leur tête »,
écrit encore Jacques Roubaud (p.51). La peur que tout cela disparaisse, la peur qu’avec lui s’engloutisse toute une vie, tout l’éclat d’une vie et des moments que l’on a vécus, pointe, alors, parfois, dans les textes. « Les pensers durs qui me dévorent » (p.7), ouvrent le livre, d’emblée. Et « massivement la peur panique » (p.73), le clôt presque, quand le parcourt la certitude de mourir « étouffé / par le virus » (p.29), ou la pensée que « maintenant / c’est fini, on peut arrêter » (p.37). « S’il vous plaît, ramenez-les-moi » les « jours de ces ans (…) vus ensemble », déclare-t-il (p.23).
Et, pourtant, c’est vrai, Roubaud reste bien ici lui-même, malgré tout. Pas de plainte, ici, de pathos. Pas de longue traîne larmoyante, ni d’étalement narcissique, de tire-larmes. S’il évoque, souvent, le passé, ce n’est pas tant pour le regretter, ou en déplorer l’effacement, que parce que ce n’est que par lui que nous sommes assurés de survivre, estime-t-il (p.27). Il ne vit pas. Il ne vit plus, peut-être. Il survivra, pense-t-il, dans ces jours où il a vécu, éprouvé la chaleur du monde, d’être vivant. Plus encore, que son cœur s’arrête, « de nuit, sans douleur, par surprise » (p.79), il en vient à le « swéter » (id.). Le jeu de mots est d’importance dans un texte aussi émouvant. Car Roubaud reste ici lui-même, et s’autorise à plaisanter avec la mort, qu’il sent venir. Il expose, dans une pirouette, ses propres doutes, ses inquiétudes. Et mêle syncopes, « j’pose en vrac » (p.50), fantaisies graphiques « il yahvé » (p.77, 83), ou jeux de mots douteux « le mois d’août / n’est pas un mois doux / dans la grande canicule » (p.58), dans le temps même où il évoque « sa disparition nécessaire » (p.73).
Ainsi ne peut-on lire ce livre d’une traite, sans le reposer, presque à chaque page, presque à chaque texte, pour en savourer l’émotion, et la force, la puissance intérieure. La poésie n’a guère besoin du « poétique » pour exister, ou d’un lyrisme appuyé. Il lui suffit de quelques mots ordinaires, de quelques syllabes arrangées négligemment, et de l’évidence d’une pomme, ou d’un verre, posés sur une table. Rien de plus que cet être-là du langage et des choses elles-mêmes, quand ils viennent à se rencontrer.
Et c’est immense.
Christian Travaux
Jacques Roubaud, Chutes, rebonds et autres poèmes simples, coll. « Blanche », Gallimard, 104 p, 12€