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Newsletter : Le nu et les corps photographiques

Publié le 18 février 2022 par Thierry Grizard @Artefields

Si on exclut la photographie de charme et érotique le nu en photographie se présente sous bien des aspects. On ne peut qu'en retenir quelques uns : héritier des arts plastiques quand il s'agit du pictorialisme; sous l'influence naturelle des grands mouvements esthétiques du 20° et 21° siècle; ou encore élément essentiel de certains courants de l'art moderne, tels que le Body Art, Fluxus, et bien entendu l' hyperréalisme.

Fluxus, performance et jeux de mots visuels

Une des constantes de la photographie de nu qui ne soit pas de charme est la construction de l'image à travers des corps qui sont tels des signes, où donc la part érotique ou tout simplement sensuelle est presque inexistante. Au sein de cette catégorie on retrouve des photographes tels que Ren Hang, Elina Brotherus, Polly Penrose, Francesca Woodman entre autres. Ce qui caractérise cet ensemble assez hétérogène repose sur l'idée centrale de performance associée à la représentation des corps comme des mises en acte d'idées, notions ou tout simplement jeux de mots qui deviennent des jeux de signes visuels. Dans ces cas de figures la filiation avec Fluxus et le happening ou le Body Art est évidente et rejoint par exemple les démarches d'artistes modernes ou contemporains telle que Ana Mendieta, ou Marina Abramović.

Le corps collectif et son corps nu

Une autre tendance intéressante est celle des photographes qui questionnent la représentation des corps, du genre, et l'ensemble des valeurs collectives qui façonnent les corps, notre désir, notre propre conscience de ceux-ci. La plupart de ces artistes ont évidemment une approche critique. Cet aspect est particulièrement vérifié avec les femmes photographes qui s'insurgent contre les valeurs patriarcales, consuméristes, et d'ordre général toutes les prises de pouvoir sur le corps spécifiquement féminin. C'est ainsi que Pixy Liao a produit une série photographique centrée autour de sa vie de couple avec son compagnon Moro dans le but d'inverser la représentation conventionnelle des rapports genrés. Dans ce registre de subversion des discours dominants on trouve également Maisy Cousins qui reprend les codes des magazines en les poussant à outrance, en montrant précisément ce qu'on ne saurait voir et encore moins montrer, la pilosité, les formes, la sensualité exubérante, le sexe lui-même. Talia Chetrit selon une perspective toute aussi subversive tient une forme de journal apocryphe autour de la famille, de soi, de l'intimité en se livrant à un autoportrait totalement impudique, qui en quelque sorte défie les tabous, notamment en faisant des autoportraits en " origine du monde ".

Les inspiratrices de ces jeunes photographes femmes sont, entre autres, Francesca Woodman, Vanessa Beecroft, Valie Export, Ana Mendieta ou Carolee Schneemann. Il y a également, bien évidemment, la figure presque tutélaire de Cindy Sherman qui déconstruit par le grotesque, le dérisoire ou le décalage ironique les grandes représentations collectives qui façonnent l'image de la femme, des femmes, de leur propre conscience qu'elles ont d'elles-mêmes.

Très proche de Cindy Sherman, Andres Serrano procède suivant une méthode similaire qui consiste en représentant de manière très codifiée et académique ce qu'on considère comme des déviances ou tout du moins hors de la normalité, le sadisme, l'ondinisme, la vieillesse et la sexualité, les difformités physiques et ainsi de suite. La photographie de Serrano est très liée au corps, à la chair et au sexe au sein d'un univers intellectuel empruntant à la religion. Serrano est un photographe transgressif qui fait pourtant œuvre de moraliste, y compris quand il traite de la sexualité et du charnel en général.

Jenny Saville, la grande peintre anglaise, avec le concours du photographe Glen Luchford, a produit un livre photographique, Closes Contact, permettant d'apprécier sa perception des corps, dans une mise en forme systématiquement monumentale, presque baroque et aux antipodes des canons, notamment ceux concernant les femmes, mais aussi les hommes, les transsexuels. Son travail pictural a eu un impact très profond sur de nombreux photographes.

Sexe et autofiction photographique

Nobuyoshi Araki est quant à lui apparemment à l'opposé du travail des photographes abordés ci-dessus. En effet, les femmes d'Araki sont la plupart du temps réifiées, ligotées. Pourtant dans cette immense mythologie personnelle qu'est le travail d'Araki, ce qui domine en réalité est avant tout l'idée d'impermanence, de proximité de la mort et du sexe. Il ne faut pas oublier que la publication fondatrice de son travail, Voyage Sentimental (1971) trouve son origine dans l'accompagnement de sa femme, atteinte d'un cancer, vers la mort. Le sexe, l'amour et la mort demeurons les pivots de son travail qui par ailleurs font partie de la culture syncrétiste japonaise où " animisme " shintoïste, spiritualité zen et parfois goût transgressif mais codifié pour les marges, se mêlent intimement. Les corps, le charnel, le sexe, et l'ensemble de l'appareil symbolique qui gravite autour de ces thèmes abonde, débonde même, dans le travail d'Araki où les femmes assujetties ( la plupart sont des modèles amateurs qui sollicitent le photographe japonais ) sont assez fréquemment par leurs regards, leurs distanciations, l'absence paradoxale de sensualité " comme " maitresses de la situation.

L'épiderme et la lumière

Autre perception des corps, cette fois toute en suavité, Carla van De Puttelaar qui travaille principalement autour de sa fascination pour l'épiderme et les représentations du nu dans l'art classique notamment les peintres flamands. Elle en donne une image " moderne ", plus sensuelle, libérée des dogmes religieux. Elle est toujours au plus près de la peau, à fleur de peau, de sa texture, ses aspérités, son organicité, sa fragilité. L'univers de Carla van De Puttelaar présente de nombreuses affinités avec de celui de Berlinde de Bruyckere bien qu'il soit moins noir et tragique.

En ceci elle s'apparente à Trine Sondergaard qui tente également de procurer à travers une lumière nordique spécifique, notamment en s'inspirant de Vilhelm Hammershøi, la délicatesse infinie et la fragilité des corps, des épidermes, de la brièveté de la jeunesse, du miracle ouateux de la lumière baignant un corps. Les modèles de Trine Sondergaard sont dans une certaine mesure des tanagras venus du Nord.

Le corps édénique

Sally Mann avec Immediate Family (1992) a fait scandale en photographiant ses enfants nus dans le contexte de sa grande propriété familiale de Virginie. Pourtant à travers ces clichés à connotations pictorialistes la photographe américaine voulait avant tout mettre en image sa vision de l'Eden. Ce moment fugitif de l'enfance où tout semble en équilibre, la joie, la confiance en soi, la créativité. Une liberté qui en l'occurrence s'exprime par la nudité. Sally Mann dans son travail souhaite mettre en lumière une certaine vision de la " confiance en soi " (cf. Ralph Waldo Emerson) c'est à dire de l'accord avec la Nature spécifique de l'héritage Romantique américain, le transcendantalisme. La nudité est à la fois immédiate et comme immanente, elle figure allégoriquement un Eden. Celui de l'équilibre fugitif de soi et de la Nature qui s'exprime parfaitement dans l'enfance nue, libre des coercitions sociales diverses.

Dans la même lignée et précédant Sally Mann, Emmet Gowin dans sa longue série sur Danville et la famille élargie de sa femme Edith, envisage la photographie comme une prière. En l'occurrence une prière à la beauté d'Edith qu'il érige en déesse chtonienne. C'est aussi une magnifique déclaration d'amour presque mystique ( Emmet Gowin est issu d'une famille méthodiste du côté de son père et d'une mère dont le géniteur était Quaker ) à tout ce qui gravite autour d'Edith et Danville. Il y a, comme chez Sally Mann, un aspect panthéiste dans sa manière de photographier la nudité de sa femme qui fixe souvent l'appareil avec un hiératisme envoutant. Elle ne pose pas, elle surplombe.

Le corps dessiné ou sculpté

Sara Punt est une jeune photographe néerlandaise qui se situe dans la droite ligne des photographes tels que Irvin Penn dans la série Earthly Bodies des années 1949 et 1950, Bill Brandt notamment s'agissant des Abstract Nudes ou encore Lucien Clergue. Ces photographes sous l'influence de la sculpture moderne et l'art abstrait, en particulier Henri Moore concernant Bill Brandt, se sont essayés avec beaucoup de réussite à une photographie des corps qui ne soit plus ni de charme, ni élégiaque ou d'ambiance, encore moins érotique, mais purement formelle. Ces photographes ont abordé le corps de manière très plastique, comme le ferait un sculpteur. Le modèle devient alors anonyme pour se prêter à des jeux sculpturaux infinis.

Sara Punt reprend le flambeau mais en instillant une part de performance dans son travail puisqu'elle intègre dans le processus une interaction avec le modèle qui participe à la stylisation de son propre corps. En outre Sara Punt ayant suivi une formation de styliste de mode, il y a autant de masses, de volumes que de découpes dans sa manière d'appréhender la nudité du modèle.

Pour en savoir plus suivre le lien ci-dessous vers les articles détaillés consacrés à chacun des photographes abordés brièvement dans cet article.


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